Débats et polémiques : Résister en dépit de tout : face à l’antisémitisme (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 21 janvier 2012.

par David Solway

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 34 / HIVER 2011-2012 ]

Antisémitisme

Dans plusieurs de mes écrits récents, je traite de l’antisémitisme dans le monde contemporain. Que la bête hideuse se manifeste, non seulement dans les quartiers palestiniens, mais aussi à Oslo, Paris, Londres, Stockholm, Malmo, Copenhague, Vienne, Berlin, Varsovie, Washington, Toronto, Sydney, Caracas, Bruxelles, Amsterdam, ne devrait pas nous surprendre. De tout temps, les Juifs ont connu l’insécurité. C’est d’ailleurs ce qui les distingue du reste de l’humanité – le caractère particulier de leur « élection ». Où qu’ils soient, ils sont, en pensée ou en acte, diffamés, exclus ou menacés d’extinction.

J’ai exposé ces idées de manière plus approfondie dans des ouvrages comme The Big Lie (2007) et Hear, O Israel ! (2009), ce qui m’a valu la condamnation de certains critiques qui m’accusent d’exagération, d’apitoiement, de désuétude, comme si mon regard était fixé sur le passé au point d’ignorer un présent plus complexe. Plusieurs de mes détracteurs sont de surcroît juifs eux-mêmes, ce qui n’a rien d’étonnant puisque les Juifs ont la réputation bien fondée d’ignorer délibérément les signes et de rejeter ce qui semble aller de soi. Ce ne sont pas seulement les JINO (Jews in Name Only), les « Juifs non-juifs » dont parle Isaac Deutscher, ou les apikorsim (les « vilains fils » de la vie publique juive) amoureux de leurs ennemis qui font preuve d’aveuglement à l’égard de la fatwa lancée contre eux. Ce sont aussi ceux que j’appelle les « bons Juifs » et qu’Ezra Levant nomme les « Juifs officiels », c’est-à-dire ces Juifs, pratiquants ou non-pratiquants, qui refusent de voir ce qui crève les yeux.

Ces critiques juifs – je pense en particulier à Richard Just, directeur de The New Republic, à Clifford Orwin, éminence grise de la Hoover Institution, et au poète canadien Harold Heft, parmi la multitude des myopes invétérés – reprochent à mon analyse d’être enflammée, injuste envers l’islam, alarmiste, unidimensionnelle, etc. Pour tout dire, je refuserais de m’adapter aux mœurs de l’Occident éclairé et démocratique.

Mais cet Occident éclairé et démocratique n’est plus ce qu’il a été, ou plutôt il n’est plus ce qu’il prétend être. Les médias, les universitaires, les politiciens et une proportion alarmante de citoyens ordinaires se sont ralliés à la campagne antijuive et anti-Israël de l’hégémonie islamique croissante, autant aux plans idéologique que pratique. C’est en Europe, où la population juive est de plus en plus menacée, que ce phénomène est le plus manifeste. Comme l’explique le philosophe français Guy Millière dans Dissident : Why Europe Is Dead and What It Means for America and the World (à paraître) : « Presque partout en Europe, il est maintenant dangereux pour un Juif pratiquant de porter une kippa », ce qui est symptomatique « d’une décadence plus générale et plus inquiétante ». Nul doute, ajoute-t-il, « qu’il y a quelque chose de pourri dans l’Europe d’aujourd’hui ».

En témoigne la France de Millière, le pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, dont les 600 000 Juifs ne font pas le poids devant les quelque 6 millions de musulmans. Un Juif français a fait circuler un courrier électronique décrivant des actes de vandalisme et d’antisémitisme dont les médias ont fait peu de cas : « À Lyon, une voiture a été projetée contre une synagogue et incendiée. À Montpellier, le centre religieux juif a été la cible d’une bombe incendiaire ; tout comme les synagogues de Strasbourg et de Marseille, sans parler d’une école juive de Créteil. Un centre sportif juif de Toulouse a été la cible de cocktails Molotov. Sur la statue d’Alfred Dreyfus, à Paris, on a peint “sale Juif”. À Bondy, 15 hommes ont molesté les membres d’une équipe de football juive avec des bâtons et des barres de métal. Le bus qui transporte les enfants juifs à l’école d’Aubervilliers a été attaqué à trois reprises au cours des 14 derniers mois. Selon la police, le grand Paris a été témoin de 10 à 12 incidents anti-juifs PAR JOUR au cours des 30 derniers jours. Sur les murs des quartiers juifs, on a peint divers slogans, dont “Les Juifs aux chambres à gaz” et “Mort aux Juifs”. À Toulouse, un homme a tiré sur un employé dans une boucherie casher ; un couple juif dans la vingtaine a été battu par cinq hommes à Villeurbanne… Une école juive a été cambriolée et vandalisée à Sarcelles. Tout cela seulement au cours de la dernière semaine ». On se rappellera aussi que c’est France 2 qui a diffusé l’imposture de al-Dura. Son chef de bureau à Jérusalem, Charles Enderlin, profondément impliqué dans le scandale, s’est vu décerner le prix Gondecourt pour un ouvrage vitrioleur intitulé Un enfant est mort. L’Agence France-Presse ne fait guère mieux, ne ratant jamais une occasion de diffamer le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. Et que dire du président français Nicolas Sarkozy qui, parlant sans le savoir dans un microphone, n’a pas hésité à décrire Netanyahu comme un « menteur ».

La France est peut-être en avance sur d’autres pays ; cependant les manifestations d’antisémitisme et les attitudes anti-israéliennes se multiplient en Italie, en Allemagne, en Autriche, en Irlande, en Espagne, en Hongrie, au Royaume-Uni, en Suède, en Hollande, en Pologne et, bien entendu, en Norvège. L’heure de la bête européenne sonne à nouveau, dirais-je, en paraphrasant Yeats.

On aurait tort de s’imaginer que les États-Unis ne sont pas concernés par cette montée de l’antisémitisme. Le site Web Representing the People, qui préconise un programme « Holocauste II », n’est pas une aberration isolée. C’est le symptôme d’une maladie qui se répand. En grosses lettres, le site propose que l’on « REMOVE ONE JEW A DAY » (« supprimez un Juif chaque jour »). « Si chaque Américain éliminait seulement un Juif de la face de la terre, le problème serait entièrement réglé. Peut-on compter sur vous ? » Lors du 73e anniversaire de la Kristallnacht, des vandales ont incendié des voitures et peint des graffitis dans un quartier juif de Brooklyn. Selon un sondage effectué par la Ligue anti-diffamation, environ 15 % de la population entretient des sentiments antisémites, et ce pourcentage tend à augmenter (d’autres sondages suggèrent que l’appui à Israël est à la hausse, mais ce phénomène n’influe aucunementsur le noyau dur de l’antisémitisme). Sinon comment expliquer, demande Ashley Rindsberg dans le Jerusalem Post, qu’une excrétion antijuive telle que The Wandering Who ? de Gilad Atzmon, soit en vente libre sur les sites d’Amazon et de Barnes & Noble, alors qu’un « livre également haineux [pour tout autre groupe] » serait certainement proscrit et retiré des rayons ?

Il est généralement admis que l’antisémitisme fleurit durant les périodes d’instabilité économique et politique, telle la nôtre. Les gens cherchent aveuglément un bouc émissaire sur lequel ils peuvent projeter leur confusion et leur ressentiment. Mais l’antisémitisme n’en demeure pas moins un phénomène latent, même dans les périodes de stabilité. Le sentiment de sécurité que les Juifs recherchent avec ardeur et qu’ils tiennent trop souvent pour acquis est une illusion qui les conduit à relâcher leur vigilance, une tentation qui fragilise le nécessaire sentiment d’autoconservation. Les Juifs qui croient que l’assimilation les met à l’abri de la « plus ancienne haine » du monde – non moins, d’ailleurs, que les Israéliens qui croient que les compromis avec l’adversaire islamique conduiront à une paix durable – se comportent comme des imbéciles heureux.

Comme le philosophe juif français Alain Finkielkraut l’a démontré dans Le Juif imaginaire, c’est précisément leur désir d’assimilation qu’une bonne partie des Gentils reproche aux Juifs, même ceux que la « volonté d’intégration » incite à devenir eux-mêmes antisémites. L’assimilation est un exemple « d’ironie historique qui atteint à la perfection tragique », car c’est « la volonté même d’intégration qui est réellement le crime ». L’effort de se fondre dans le courant dominant, le souci de respectabilité et d’approbation ne sont rien de moins, selon Finkielkraut, qu’un « mauvais marché conclu avec l’émancipation », laquelle engendre, d’une manière ou d’une autre, le dédain, la haine, l’ostracisme – ou pire encore.

C’est là précisément que trouvent tout leur sens le Livre d’Esther et le Pourim, la fête qui s’y rattache. L’un et l’autre rappellent aux Juifs que toute tentative d’assimilation est vaine, que même une place à la cour du roi ne constitue pas une protection contre la malice antisémite, et que l’on ne peut s’affranchir de l’identité juive, aussi impénétrable ou contestée soit-elle. Cela s’applique aussi aux « Juifs courtisans » de notre époque, cette cabale de journalistes, éditeurs, professeurs, écrivains, experts et pamphlétaires qui fulminent contre les leurs tout en conservant leur place convoitée dans les corridors des privilèges sociaux. Comment ne pas évoquer ici le destin du philosophe Moses Hess, assimilationniste passionné qui, après s’être heurté à la difficile réalité des émeutes de Damas en 1840, est devenu ce que l’on pourrait appeler un proto-Sioniste.

Il en va de même de Theodor Herzl, fondateur du mouvement sioniste et auteur de L’État des Juifs (1896). D’abord assimilationniste acharné, il se rendit en France et découvrit les haines profondes suscitées par l’affaire Dreyfus. La conclusion qu’il en tira, bien que pénible et contraire à son penchant naturel, a modifié le cours de l’histoire de son peuple et ne saurait être contestée par le Juif déjudaïsé qui souhaite encore maintenir son sens du réel et survivre. Il ne fait aucun doute aujourd’hui, selon le commentateur juridique Stephen Kruger, que « le plus petit dénominateur commun de tous les pays, grands ou petits, est la haine du Juif ».

Les Juifs américains, qui croient n’avoir rien à craindre, devraient lire l’étude de John Mearsheimer et Stephen Walt, de la Kennedy School of Government de l’université Harvard. Publiée d’abord sous la forme d’un document de travail, cette étude accuse Israël d’être un État pratiquant la torture et de n’être ni une véritable démocratie, ni un partenaire fiable des États-Unis. Mais les attaques des auteurs ne visent pas uniquement Israël. Ils s’en prennent en plus à des Juifs américains influents comme Paul Wolfowitz, David Wurmser et Douglas Feith, à qui ils reprochent d’avoir orchestré l’intervention américaine en Irak. Ils prétendent en outre que l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) « manipule les médias » et « contrôle les milieux universitaires ».

Ce qui est encore plus troublant, c’est que ce document mensonger et bigot, maintenant disponible sous la forme d’un livre intitulé The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy, jouit de l’autorité d’une grande université américaine. Et il ne s’agit là que d’un exemple de cette propagande accréditée par des sources qui, jusqu’à maintenant, étaient irréprochables. La plus récente de ces tartines empoisonnées est l’ouvrage de Gilad Atzmon, The Wandering Who ?, qui nie l’existence de l’Holocauste, justifie les calomnies des Protocoles des Sages de Sion et impute tous les maux du monde aux Juifs. Qu’Atzmon soit lui-même un Juif signifie qu’il trahit à la fois sa propre personne et son peuple. Il s’agit d’un de ces « Juifs à valeur ajoutée » selon l’expression de Nidra Poller. « Je ne ressentais plus aucune sympathie pour les causes juives, pour Israël ou pour le peuple juif », confesse-t-il ; mieux vaut jouer du saxophone, se convaincre « d’avoir un talent musical » et « se rapprocher de la fibre arabe », tout en diffamant Israël et les Juifs.

Ce type de personnage prolifère, comme les cas de complicité. En novembre dernier, Richard Falk – un Juif antisémite, sympathisant des ayatollahs iraniens et spécialiste des complots – a pris la parole à l’université McGill à titre de Rapporteur spécial des Nations Unies pour les territoires palestiniens. Dire que la tenue d’un tel événement est une honte, c’est rester en deçà de la vérité. Il s’agissait plutôt de quelque chose de proprement obscène. Hillel Neuer, directeur exécutif de UN Watch, a vu clairement les choses : « Un individu qui déforme constamment la réalité pour la conformer à un plan prédéterminé – ou qui finit toujours par excuser les prêcheurs de haine et les terroristes – n’a pas sa place dans un établissement d’enseignement supérieur privilégiant la rationalité et l’analyse du réel ». Et il va sans dire qu’il n’a pas sa place non plus au sein d’une communauté juive.

Le temps est venu pour les Juifs de se réveiller et de respirer l’odeur nauséabonde de bigoterie et de haine qui empeste un peu partout. Ce que David Hume a dit de l’esclavage dans ses Essais moraux, politiques et littéraires est également vrai des intentions meurtrières, à savoir que le mal « revêt un aspect tellement odieux aux hommes accoutumés à la liberté qu’il doit procéder par degré et doit se déguiser de mille manières pour être admis ». Avant que vous ne le sachiez, vous êtes enchaînés. Seulement, les signes sont de plus en plus visibles. En détournant le regard et en essayant de se convaincre que « ça ne peut pas arriver ici », les gens exacerbent la dépravation sociale et l’infamie politique. Il n’y a plus d’excuse pour l’inconscience, pas plus qu’il n’y a de justification pour désavouer ou mettre au pilori les messagers porteurs de nouvelles inquiétantes. Et, surtout, on ne saurait excuser les tentatives de rapprochement avec les militants antisémites et antisionistes, comme celles du Programme d’études juives de l’université de Californie à Davis, dont les dirigeants ont jugé bon d’inviter Gilbert Achcar, défenseur du collaborateur nazi Haj Amin al-Hussein, à donner une conférence.

Que ce soit en Israël ou au sein de la Diaspora, les Juifs doivent reconnaître que le vent a de nouveau tourné, que la stratégie de l’apaisement conduit toujours à la défaite, que les efforts pour flatter les propagateurs du mépris ne viendront pas à bout de leur mépris, que l’assimilation ne constitue pas une garantie contre les ravages des esprits moralement ténébreux, que prétendre le contraire en cultivant une attitude de nonchalance aveugle et de béate indifférence est un prélude à la tragédie, et qu’il faut dorénavant s’opposer avec vigueur et courage aux attaques, et ce, par tous les moyens appropriés. Les Juifs doivent renoncer à la complaisance et prendre l’initiative, créer des organismes prêts à défendre leur cause, cesser de financer les universités où prolifèrent les groupes antijuifs, les professeurs gauchistes et les administrateurs serviles, admettre que le « dialogue interreligieux » avec les clercs islamiques n’est qu’une tactique de l’adversaire, découvrir qui sont leurs véritables alliés, voter intelligemment lors des élections, plutôt que de se laisser berner par des slogans et des abstractions qui flattent leur sens de la « justice sociale », comprendre que leur sort est lié à celui d’Israël. Bref, il faut cesser d’armer l’ennemi. S’il est une leçon qui se dégage des atrocités commises contre les Juifs au fil des siècles, c’est que ce qui s’est produit dans le passé peut se produire à nouveau. Et nous sommes aujourd’hui témoins de la résurgence d’une ancienne malignité barbare et de l’expansion d’une cohorte de collabos et d’illettrés historiques juifs.

Comme l’écrit Ethel Wilson dans son récit We Have to Sit Opposite, où il est question d’un voyage en train de l’Autriche vers l’Allemagne au cours des années 1930 – allégorie d’une époque qui a ignoré les signes d’un danger grandissant : « Beaucoup de gens ont dormi jusqu’à leur arrivée à Munich. Puis ils ont commencé à se réveiller ». Le problème, c’est qu’ils se sont réveillés trop tard.

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