Joseph Joubert ou l’innocence savante, suivi de Contemplation et réaction : Notes sur Joseph Joubert

Mise en ligne de La rédaction, le 27 mars 2023.

PAR JEAN RENAUD

Joseph Joubert ou l’innocence savante

Avertissement : La version originale du premier essai est parue en 1989, dans la revue Le Beffroi. J’ai ajouté quelques corrections par-ci par-là, mais je n’ai pas eu le courage de modifier certains jugements qui témoignent d’un Moi presque disparu, mais que je ne saurais renier sans ingratitude. Quant au second essai, il donne voix à un Joubert occulté, le royaliste et le traditionaliste.

Joseph Joubert est-il le plus grand écrivain français de sa génération ? Né en 1754 et mort en 1824, Benjamin Constant et Joseph de Maistre sont ses contemporains, Chateaubriand, son ami. Voilà trois noms imposants. Surtout le dernier, père du XIXe siècle littéraire et dont l’influence ne se mesure pas.

Adolphe et René annoncent génialement, chacun à leur façon, la sensibilité moderne et ses apories. Y sont esquissés l’homme asocial et dépressif, présomptueux et servile, obsessif et étourdi, perclus dans l’orgueil et l’ennui de sa liberté, composé instable d’hystérie et d’égocentrisme, de romantisme et d’insensibilité. Même l’œuvre aujourd’hui négligée de Joseph de Maistre a agi (sur Vigny, Barbey, Baudelaire, tant d’autres) et agit encore sur des esprits que l’on aurait pu croire étrangers à ce catholique franc-maçon et réactionnaire. Rien de comparable avec Joubert. Son influence, s’il en est une, est toute secrète, imperceptible, lui qui fut pourtant introduit aux lettres françaises par Chateaubriand en personne. (…)

Contemplation et réaction : Notes sur Joseph Joubert

Nul autant que Joubert ne m’a donné le sentiment de l’exquis.

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« Pour bien écrire, il faut une facilité naturelle et une difficulté acquise. » Peut-être aussi faut-il y ajouter cette maladresse qui accompagne habituellement le goût de la vérité. Une pareille exigence commence par être un frein, voire un mur qui paraît infranchissable. C’est à la longue qu’elle nous libère des habiletés superficielles dont se contente le fort en thème ou le carriériste.

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Je qualifierais Joubert de lettré plutôt que d’écrivain. Ce dernier titre, graduellement et follement hyperbolisé avec la Renaissance, le romantisme, le surréalisme, lui sied mal. « Suis-je un écrivain ? », se sont demandées en tremblant des générations d’histrions, de charlatans et d’hystériques ! Contentez-vous d’être les scribes scrupuleux de vos propres productions et de ne pas trop publier de bêtises. Essayez surtout de ne pas nuire !

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Chesterton possède le don de la formule qui reste en mémoire : on peut toujours le citer avec profit. On ne le lit jamais toutefois sans quelque agacement. La raison ? L’absence de vide. Il ne laisse pas respirer le lecteur. Il épuise l’attention plutôt qu’il ne l’affine. Trop de caractères et pas assez de pauses. L’abondance continue ennuie (on retrouve ce même défaut chez Philippe Muray). Elle enferme le lecteur dans une jungle de mots. Joubert, au contraire, laisse beaucoup de blancs. Ses phrases ont conservé leur parenté avec le silence; elles en demeurent imprégnées et nous enseignent à nous en abreuver à notre tour.

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« Il faut que les pensées naissent de l’âme et les paroles du silence. » Est-ce possible à l’ère du commérage, de la délation, de l’hystérie, du ressentiment, de tous ces venins numérisés à l’infini sur des blogues ou des réseaux sociaux ? Les pensées, condamnées à errer dans des cerveaux sans fenêtres, se sont détachées de l’âme. Quant aux paroles, en les supposant par miracle nées d’un silence rédempteur, qui les entendrait encore dans le vacarme et la cohue modernes ?

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« La piété, écrit Joubert, est une sagesse sublime, qui surpasse toutes les autres, une espèce de génie, qui donne des ailes à l’esprit. Nul n’est sage s’il n’est pieux. » La piété ne s’attache pas seulement aux concepts ou aux définitions. Elle garde un lien avec les éléments intérieurs des choses. Soucieuse de ce qui est, elle veille. À demi divine, elle devine.

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La piété doit venir avant l’autorité, avant l’obéissance, avant l’ordre même. Sans elle, tout un chacun devient frondeur, insolent, instable. La piété est une assise. Et quand elle semble disparue de la cité ? Il reste au moins l’ultime ressource de la cultiver en soi. (…)