La Russie entre politique et eschatologie (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 20 mars 2022.

Par Matthieu Lenoir

Notez bien la date de cette très belle étude de notre collaborateur Matthieu Lenoir (Michel Léon) sur la Russie de Vladimir Poutine : elle a été publiée il y a presque sept ans, en mai 2015, dans le numéro XLVII d’Égards. La fascination envers Poutine à laquelle s’est laissé prendre une partie de la droite française y est justement blâmée, sans que soient dissimulées les tares du libéralisme avancé. Aujourd’hui, l’agression sauvage de l’Ukraine ébranle, qu’on le veuille ou non, une culture conservatrice fatiguée, peu sûre d’elle-même, incertaine, oscillant entre une morne hébétude et un activisme effréné. Si l’on veut défendre avec intégrité et piété cette tradition réaliste et rationnelle, il importe d’en préciser les principes et de l’affranchir de certaines déviations théologico-politiques : le gnosticisme césaro-papiste oriental est un nihilisme qui recèle au moins un point commun avec la technocratie occidentale et les biens imaginaires qu’elle prodigue: sa négation de la nature du politique. Entre «l’absorption du pouvoir spirituel par les forces temporelles», que réalise selon Auguste Comte l’esprit révolutionnaire, et la fusion contre nature du spirituel et du temporel à laquelle ont succombé la Russie orthodoxe et l’islam (et qui tente également plusieurs mouvements évangéliques ainsi qu’un bon nombre de catholiques déçus), il existe, croyons-nous, un passage, une restauration possible, humble, modeste, mais réelle, qui consiste justement en un retour du politique, un ordre politique qui reconnaît le spirituel sans chercher à s’y substituer. Cette réflexion que le drame ukrainien rend urgente, nous la poursuivrons dans le prochain numéro d’Égards. En attendant, lisez, relisez et méditez ce magnifique essai.

J.R.

Voici seize années que Vladimir Vladimirovitch Poutine dirige la Russie. À la rigidité cadavérique de l’URSS avait succédé, de 1990 à 1999, une décomposition quasi organique. L’Union s’était fragmentée, la Russie était devenue un géant titubant à l’image de son président d’alors, Boris Eltsine. L’économie était revenue à l’état de troc, les entreprises payant leurs fournisseurs en poissons séchés ou en billots de bois. Les capitaux publics, récupérés par les nouveaux riches – anciens cadres de l’économie étatisée –, fuyaient par dizaines de milliards de dollars. L’alcoolisme faisait des ravages à l’échelle continentale, celle du pays. Les marges musulmanes basculaient dans la vésanie terroriste. La population décroissait de centaines de milliers d’habitants avec un taux de fécondité s’effondrant à 1,20 enfant par femme en âge de procréer, pour un taux de remplacement de 2,1. De 1990 à 2008, la population passa de 148 à 142,7 millions d’habitants, avec une baisse notable dans les parties les plus peuplées et urbanisées du pays, dans l’ouest européen.

L’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, d’abord comme premier ministre d’un Eltsine en fin de vie, en 1999, puis comme président, en 2000, a marqué un tournant dans l’histoire de ce pays aux dimensions planétaires. Poutine, KGBiste ayant voyagé, considérait que la dissolution de l’URSS avait été la plus grande catastrophe de l’histoire de la Russie. Manière au passage de reconnaître en l’URSS, prétendue libre association d’États, une forme accomplie de l’impérialisme grand-russe. Il imposa d’entrée un programme que l’on peut résumer ainsi:

– Élimination des opposants politiques dotés d’une assise économique, tel Mikhaïl Khodorkovski, jeune oligarque à la tête de l’empire pétrolier Ioukos, soumis au pire traitement après condamnation pour escroquerie et fraude fiscale et embastillé dix années durant;

– Centralisation du pouvoir au niveau fédéral avec mise sous tutelle des dirigeants des entités fédérées, la «verticalisation»;

– Réformes économiques pour limiter la fraude fiscale et la corruption, attirer les capitaux étrangers, valoriser la production nationale d’hydrocarbures, une des dernières sources d’exportations, le caviar de la Caspienne se faisant rare;

– Radicalisation de la répression envers les marges musulmanes, avec la deuxième guerre de Tchétchénie en particulier, et contre les milieux islamo-terroristes qui tentaient d’exporter leur combat caucasien au cœur de l’empire;

– Résurrection du pacte historique entre l’État et l’Église orthodoxe, chloroformé par l’athéisme marxiste totalitaire de la grande glaciation communiste de 1922 à 1991; réaffirmation du caractère chrétien orthodoxe de l’État (reconstruction d’églises, manifestation ostensible de piété présidentielle, utilisation des relais orthodoxes dans les combats périphériques, spécialement en Ukraine…); soutien marqué aux chrétiens d’Orient, en particulier via l’alliance confirmée avec le régime alaouite d’Assad en Irak face aux exactions criminelles du jihadisme sunnite;

– Reprise en main autoritaire des médias avec strangulation policière, judiciaire ou financière des réseaux indépendants;

– Affirmation d’une morale nationale sur le modèle du virilisme sportif du président, avec répression du prosélytisme homosexuel en particulier, politique nataliste entraînant une remontée du taux de fécondité de 1,17 en 1999 à 1,75 en 2013, et un léger redressement du nombre d’habitants, de près d’un million en sept ans, à 143,7 millions;

– Basculement d’un occidentalisme subi durant les années 1990 à la relance d’un projet impérialiste slavophile, s’appuyant à la fois sur une exacerbation du sentiment national, sur la stigmatisation d’une supposée décadence de l’Europe et de l’Amérique, sur un chantage à l’approvisionnement gazier et sur un jeu de balancier entre commerce occidental et alliance avec les géants asiatiques, principalement chinois, détenteur d’un modèle libéralo-autoritaire admiré au Kremlin;

– Appui stratégique aux minorités russophones de la diaspora proche: en Abkhazie et Ossétie du Sud en 2008 contre l’intégration de la Géorgie au système occidental, en Ukraine depuis novembre 2013 et surtout février 2014 suite à la volonté de ce pays de signer un accord d’association avec l’UE et l’éventualité d’une adhésion à l’OTAN; maintien d’une pression russophone en Transnistrie et dans les pays baltes, entre autres en Lettonie; manifestation d’un ethnicisme grand-russe mis au service d’une expansion territoriale, s’apparentant à la stratégie allemande d’avant-guerre.

Le coût d’une ambition démesurée

Ces choix politiques ont eu un effet hypnotique sur une partie des penseurs européens, singulièrement français, ce que nous aborderons plus loin. Pourtant, la supposée homogénéité de l’opinion, qui paraît soutenir largement Poutine, la puissance du dispositif militaro-diplomatique dans les bras de fer engagés avec les voisins et au-delà avec l’Occident pour tenter de constituer une mythique Union eurasiatique russo-centrée en lieu et place de l’axe interocéanique américano-centré et enfin la force commerciale russes se voient limitées par les faiblesses intrinsèques du «système Poutine».

– Bilan de l’aventure ukrainienne fin 2014 : des milliers de morts en Ukraine, 150 milliards de dollars expatriés, soit autant que lors de la chute de l’URSS, des sanctions occidentales asséchant les marchés de la vie quotidienne, une classe moyenne appauvrie et un quart des 800 banques du pays en état de quasi-cessation de paiement;

– Un prix diplomatique élevé, marqué par l’approfondissement dramatique de la fracture avec les anciennes républiques soviétiques, l’Ukraine évidemment, mais aussi les pays baltes et même la Biélorussie du dictateur Alexandre Loukachenko soudain suspicieux face à son protecteur;

– Plus structurellement, une dynamique d’enfermement qui frôle la paranoïa – la cinquième colonne occidentale – suscitée par le pouvoir central mais finissant par échapper à son contrôle. L’assassinat de Boris Nemtsov, ancien ministre de Poutine devenu son principal opposant, fin février 2015 sous les murs du Kremlin, ressemble à un coup fourré à plusieurs tiroirs, typique de l’amour russe pour le jeu d’échecs. Surenchère d’une aile ultra du pouvoir jugeant Poutine trop timide? Manœuvre du pouvoir lui-même pour se débarrasser d’un gêneur prêt à produire des documents prouvant l’implication de l’armée et des services russes dans la rébellion du Donbass ukrainien russophone tout en se faisant passer pour victime tellement la ficelle paraît grosse? De même, dans la crise de l’Est ukrainien, plusieurs phases semblent avoir échappé à Moscou, peut-être débordé par ses propres «services»;

– Le règne poutinien a vu s’épanouir une classe supérieure démesurément riche, tandis que la précarité règne en maître. Le PIB annuel par habitant, en récession en 2014, est inférieur à 7000 dollars, soit 5,3 fois moins que celui du Canada et 5 fois moins que celui de la France, inférieur à ceux du Liban ou de l’Uruguay. Il représente certes le double de celui de la Chine, mais avec une population dix fois moins importante. Or l’impérialisme exige des moyens. Poutine n’a pas mis fin à la kleptocratie d’une nouvelle classe possédante, arrogante et manquant de la culture de l’héritage propre à la bourgeoisie occidentale. Les soixante-dix ans de communisme ont privé le capitalisme russe de ses racines culturelles;

– Le prix de la conquête, ainsi, sur un plan purement comptable paraît incompatible avec les capacités économiques de la Russie. Pour la seule Crimée, l’annexion va coûter 3 milliards de dollars annuels au budget fédéral, soit le double de ce que la presqu’île coûtait à l’Ukraine, au niveau de vie inférieur. Le Donbass, quant à lui, s’il devait être soutenu par la Russie, reste une région aux 500 000 salariés dépendant des mines de charbon, une industrie presque monopolistique marquée par la corruption et des conditions d’exploitation dégradées et très peu sécuritaires.

Une fascination française

Cet embrasement au cœur du continent eurasiatique n’est pas seulement guerrier, territorial et nationaliste. Il est aussi philosophique puisqu’il prend radicalement à contre-pied, même si c’est au prix fort au plan économique, la doxa mondialiste, relativiste, matérialiste et maçonnique qui domine l’arc atlantique, de Barack Obama à François Hollande via Philippe Couillard.

Nul besoin d’insister sur le fait que le «cas Vladimir Poutine» tourmente au plus profond ces milieux politiques jusqu’ici acquis à la certitude que l’histoire s’était achevée avec l’érection d’un marché mondial, numérisé, asexué et supposément démocratique. Il les divise, les inquiète, tant pour leur système mental que pour les affaires de leurs grands donneurs d’ordres.

Le seul souci ici est bien que le poutinisme n’est en rien un renoncement à la doxa du marché et que sa tentative d’alliance du trône, de l’autel et de la bourse recèle ses propres apories.

En Europe occidentale, placée au premier rang, la tentation poutiniste est avérée, particulièrement en France. L’académicienne Hélène Carrère d’Encausse juge «excessive» la présentation du président russe en «dictateur pétri d’idées extrêmes» tel «l’eurasisme de Douguine». Poutine «qui a fait des études supérieures», est «avant tout un patriote fervent», plaide-telle. «Simplement il demande si pour moderniser un pays il faut copier exactement l’Occident» et «il revendique dans la marche à la modernité le droit de prendre en compte la culture russe; et la religion y a sa place», écrit-elle (1).

Le politicien conservateur français Philippe de Villiers, lui, prend ouvertement la défense des Russes dans le conflit ukrainien. Il est vrai qu’il vient d’exporter en Russie son concept de parc d’attraction historique vendéen du Puy-du-Fou. Il explique : «N’oublions pas les causes de l’engrenage ukrainien. D’abord un coup d’État fomenté par l’Otan. Ensuite une faute du gouvernement ukrainien, l’interdiction de la langue russe. Enfin la prétention américaine de l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan.» Et de tenter une analyse : «La différence avec la France est la suivante: en Russie, il y a une véritable restauration des valeurs morales, civiques, patriotiques, spirituelles […]. Les petits Russes apprennent la fierté d’être russes. […] Que dit-on aux jeunes Français? Que la France est une honte, que les Français sont des racistes et que le patriotisme est une tare(2)». La question russe retournée en question française.

Chroniqueur diplomatique au Figaro, quotidien libéral-conservateur français, Renaud Girard pour sa part utilise l’argument incontournable de l’adversaire commun: «Qu’avons-nous à gagner à sanctionner la Russie? N’aurions-nous pas intérêt à nous concerter avec elle contre ce qui est devenu notre principal ennemi, le djihadisme islamique sunnite(3)?» Carte russe contre atlantisme redouté dans un pays où la droite reste marquée par un gaullisme rêvant la France en pivot des deux superpuissances, comme l’illustra le président français d’alors Nicolas Sarkozy en se précipitant à Moscou en 2008, quand la Russie rafla l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud à la microscopique (mais atlantiste) Géorgie de Mikhaïl Saakachvili; fascination pour l’instrumentalisation politique d’une Église nationale, renvoyant aux vieux espoirs du gallicanisme débarrassant la France d’une cléricature autonome ultramontaine; angoisse existentielle face à la menace islamiste qu’une mise à sa disposition de l’autel par le trône viendrait soulager; enfin, vieux réflexe de l’alliance de revers, certes pour l’instant largement impensée, dans une Europe de nouveau dominée par l’Allemagne. Fait notable, la droite française paraît plus perméable à ces biais intellectuels qu’une gauche largement atlantisée par la conjonction de ses internationalismes: libéral et prolétarien. Il est vrai que la frontière russe est plus éloignée de Brest que de Brest-Litovsk.

Les limites de l’objection européenne

La réplique vient souvent de l’étranger. Guy Verhofstadt, ancien premier ministre belge et président de l’Alliance des démocrates et libéraux au Parlement européen, met le premier les points sur les «i» après l’assassinat de l’opposant (sans troupes) Boris Nemtsov à Moscou: «À écouter Poutine, il n’était déjà pour rien non plus dans l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, en 2006, il n’était pour rien non plus dans la mort en prison de Sergueï Magnitski, en 2009, et d’ailleurs, c’est simple il n’est pour rien non plus dans la guerre à l’est de l’Ukraine!». Quant au rempart contre l’islamisme, Verhofstadt démonte l’argument : « Prenons la Tchétchénie. Le maître du Kremlin voulait poursuivre les terroristes islamistes “jusque dans les chiottes”. C’est là, apparemment, qu’il a trouvé Ramzan Kadyrov qu’il maintient depuis plus de dix ans à la présidence de ce confetti de l’empire. […] Une semaine après la tuerie de Charlie [à Paris] Kadyrov a fait défiler 800 000 personnes, soit presque la totalité de la population de Grozny “contre ceux qui insultent la religion musulmane”(4)». Nous ajouterons que la mosquée ottomane de Grozny, qui s’étend sur quatorze hectares, la plus grande d’Europe, peut accueillir 10000 fidèles mahométans et porte le nom du père du président tchétchène et affidé de Vladimir Poutine, Ramzan Kadyrov. Le président russe la visita dès le lendemain de son inauguration, en octobre 2008.

La fureur de notre libéral belge viendrait nonobstant presque apporter de l’eau au moulin de nos «poutinistes», en cela qu’il reconnaît implicitement un élément clé de la doctrine du régime russe à ce jour: la réintégration dans la praxis politique de la dimension métaphysique d’une culture. Un drame intime pour la nomenklatura laïciste, relativiste et marchande de l’Europe bruxelloise.

Mais les effrois de Guy Verhofstadt n’expliquent qu’à la marge l’attitude impérialiste et le constant rapport de force physique qu’impose la Russie à ses partenaires. Loin de nous l’idée que l’arc atlantique ne pratique pas – fût-ce sournoisement – la montée aux extrêmes. L’actualité ukrainienne l’a démontré et bien avant elle les modalités de la chute du glacis soviétique en Europe de l’Est. On connaît les conditions de la fin de Ceaucescu et le remplacement des dirigeants communistes roumains par l’élite occulte façonnée par les loges affiliées à l’Occident, dont la réapparition sur le flanc ouest de la Russie a laissé une trace profonde dans l’esprit russe… ou amorcé de puissants courants d’affaires, selon le point de vue. Notons que la franc-maçonnerie russe a entretenu des rapports moins conflictuels avec l’Église orthodoxe traditionnellement étatisée que la franc-maçonnerie française avec l’Église catholique romaine. Ce qui en soit est un signe préoccupant quant à la solidité doctrinale de ladite orthodoxie, elle-même portée aux dérives sectaires. Les frénésies fanatiques du communisme léniniste ou, avant lui, de la secte théosophique d’Helena Blavatsky ont été les bornes dramatiques d’un anthropocentrisme porté à son incandescence antichrétienne. Au demeurant, le théosophisme fut récupéré pour partie par la maçonnerie occidentale du Droit humain fondé par Maria Deraismes, via la Britannique féministe et anticolonialiste frénétique, Annie Besant.

De même que l’homme ne se nourrit pas que de pain, la politique ne se satisfait pas que de statistiques économiques. Au fond, l’intérêt purement économique de la Russie n’est-il pas, au moins à court terme, d’intégrer le vaste consortium mondialisé libre-échangiste, comme le firent ses deux grands voisins du sud, Inde et Chine ? Si ces derniers se gardent d’adopter le quiétisme de l’Europe libérale à l’intérieur de leurs frontières, aucun n’a jusqu’ici mis la diplomatie à feu et à sang pour annexer plusieurs territoires en moins de dix ans.

Les racines d’une singularité

Il convient de chercher plus loin les racines des actes et leur dimension dramatique. Deux auteurs s’y sont employés, récemment, Michel Eltchaninoff(5) et Alain Besançon(6). Tous deux soulignent l’importance des racines philosophiques et théologiques dans la geste politique de Vladimir Poutine, que les Occidentaux négligent pour trop avoir oublié et censuré les leurs en les projetant inconsciemment sur les autres cultures.

Eltchaninoff admet que Poutine «n’est pas un grand intellectuel», que «ce qu’il préfère par-dessus tout, c’est le sport» et qu’il lit «davantage de livres d’histoire que de philosophie». Justement. Tarder à nourrir la raison favorise les réflexes profonds venus de la culture ancestrale et archaïque. Poutine, relève-t-il, a néanmoins fréquenté «des penseurs souvent moins connus en Occident» qu’un Dostoïevski.

Eltchaninoff en cite quatre principaux. D’abord Ivan Ilyine (1883-1954), «un spécialiste de Hegel expulsé par Lénine en 1922, qui représente la fraction la plus réactionnaire des émigrés russes en Occident». «C’est un partisan de la force, anticommuniste et antilibéral», note-t-il, avant d’estimer que «ce qui a certainement frappé Poutine, ce sont certains textes qu’il a jugés prophétiques et dans lesquels Ilyine décrit ce que pourrait devenir la Russie après la chute du communisme, avec notamment l’émergence d’un guide de la nation incarnant une dictature démocratique : un portrait en creux de Poutine, en somme!»

Eltchaninoff mentionne aussi Constantin Leontiev (1831-1891), «un penseur très anti-occidental»(7) et le slavophile et panslaviste Nicolas Danilevski (1822-1875). Il nomme enfin Lev Goumilev (1912-1992), «un idéologue de l’eurasisme, qui croit à la biologie des peuples et à leur énergie vitale qu’il appelle la “passionarité”». Comme Hélène Carrère d’Encausse, il exclut en revanche des inspirateurs poutiniens Alexandre Douguine (1962-), vieux croyant orthodoxe, «proche de l’extrême droite européenne et maintenant d’Alain Soral», dont il souligne, horresco referens, «les références à Carl Schmitt, René Guénon ou Julius Evola». Mais dont il admet qu’il est lu, «y compris au Kremlin».

Poutine serait ainsi passé d’un alignement sur les standards internationaux à un conservatisme opposé à «un Occident présenté de plus en plus ouvertement comme un ennemi». La dérive relativiste, le libre-échangisme frénétique, l’hédonisme productiviste et le matérialisme doctrinaire auraient ainsi traversé du côté du monde atlantique, tandis que la Russie «maintiendrait» : la morale, l’identité religieuse, la dimension eschatologique de l’action politique. Quitte à réduire Amériques et Europe occidentale au seul vernis de leur technostructure, en censurant au passage le puissant travail de renaissance spirituelle qui y est à l’œuvre malgré – ou grâce à – l’immense déferlante de la violence des (a)gnosticismes, maçonnique et islamique. Moscou se donne le beau rôle; tandis que ses élites économiques se vautrent dans le luxe le plus insensé des stations de la Côte d’Azur ou de Chypre, via les neiges de Courchevel. Ses services de renseignements se gardent de pénétrer les âmes, malgré les manifestations collectives, en France ou en Espagne, dans les rues face aux lois «sociétales» des pouvoirs antichrétiens sociaux-libéraux. Le Kremlin agit, selon notre philosophe occidentalisé, en cultivant ses relais aussi bien dans les milieux intellectuels conservateurs (Éric Zemmour…) que gauchistes antilibéraux (Syriza, Jean-Luc Mélenchon…). Tentation «rouge-brune»? Une aubaine à usage français pour Eltchaninoff qui officie dans sa revue éblouie de « lumières ».

Besançon quant à lui pense la dimension religieuse et le temps long de la Russie. Il ne centre pas son propos sur le seul Poutine – trop réducteur et simpliste, il laisse cela au commentateur des idées du jour que nous venons de citer. Son court ouvrage se nourrit de la théologie pour décrypter à la fois la doxa tsariste, pétrie de césaro-papisme, la dérive millénariste et suicidaire des vieux croyants si symptomatique des fractures spirituelles russes, de cette course à l’origine que connaît bien l’islam voisin – tellement voisin – et, enfin, l’hallucination meurtrière du sécularisme léniniste.

Besançon amorce sa réflexion sur «l’art du mensonge» propre à la Russie, qui consiste à «faire croire que l’utopie est réalisée». Avec la disparition du communisme, ce mensonge a-t-il disparu? «Non, il semble même qu’il soit devenu plus profond, plus inextricable », répond-il, soupçonnant un «plaisir d’avoir trompé les étrangers ». Russie élue.

Pour expliquer cette propension au mensonge, Besançon se plonge dans les fondements religieux de la Russie, son orthodoxie prise aux Grecs et – influence de l’islam?… Besançon se garde d’aborder la question – sa recherche éperdue d’un empire aux formes du Royaume. Peu d’éthique en orthodoxie byzantine, mais de l’ascétisme. Peu de morale séculière mais une spiritualité souvent «hors sol», l’accès pour «tout chrétien à la vie mystique en Dieu».

«Soljenitsyne ne peut admettre qu’un Russe quitte l’orthodoxie pour une autre confession chrétienne sans être obligé de quitter en même temps sa qualité de Russe», écrit Besançon. Pays d’élus enfermés dans leur élection ? «L’ambiance liturgique qui fait le fond de la piété, qui procure le sentiment de communion aux réalités divines, donne peut-être trop souvent le change: elle amène à confondre l’émotion religieuse – pour profonde et sincère qu’elle soit – avec ce qui est la substance de la vie de grâce, la charité engageant toute la volonté», remarquait le théologien dominicain Marie-Joseph Le Guillou(8).

«Le résultat fut que l’État russe se constitua en secte», éblouie par la lumière de la Transfiguration, «et résister au tsar c’était s’élever contre Dieu», relève Besançon, jusqu’à ce qu’Ivan le Terrible rasât Novgorod et immolât sa population pour s’être dotée d’institutions analogues aux villes hanséatiques et avoir songé à joindre l’uniatisme. On est loin de la soumission du religieux aux princes anglais pour seules raisons de morale et de sécularisation politique, même si elle fut sanglante elle aussi. On assiste « à la distorsion entre les deux registres humain et divin », à cette erreur d’ordonnancement qui désespère l’homme en prétendant lui offrir le divin. Sommes-nous aussi éloignés qu’on le croit du sécularisme scientiste occidental? La dérive constantinienne orthodoxe russe présente une troublante symétrie avec la dérive techniciste protestante américaine et européenne.

Aujourd’hui «le nationalisme russe est contagieux parce qu’il est religieux», conclut Besançon. «Les âmes religieuses se sont tournées vers la Russie parce que la France, sceptique, positiviste, les opprimait et que la religion catholique elle-même, comme elle était pratiquée en France, ne les satisfaisait pas », explique-t-il, citant un vaste mouvement intellectuel commençant à la fin du XIXe siècle, en pleine prise de pouvoir par l’agnosticisme maçonnique républicain, avec Eugène-Melchior de Vogüé et son Roman russe (9). S’ensuivit une avalanche de traduction d’auteurs russes, signant une slavophilie française aux parfums de recours désespéré. On retrouvera ce recours dans la fascination pour le communisme russe, sous une autre version. « C’est ainsi que la France se fait des idées sur la Russie », conclut Besançon, qui développe: «Elle l’admire alternativement par raison et par religion; elle est attirée par elle quand elle y voit un modèle de civilisation, et elle est fascinée plus encore quand elle aspire à la “décivilisation”. La Russie se prête au jeu et l’entretient, tour à tour sainte, “scythe”, conservatrice, révolutionnaire. Les passions françaises empêchent de la voir comme elle est. Il n’y a aucune raison d’être russophile ni russophobe».

Comment ne pas souscrire? Et nous retourner vers nous-mêmes, nos sociétés canadienne ou française et leur propre prophétisme, leurs tentations totalisantes voire totalitaires, leur aspiration – plus sournoise peut-être – à exporter leur «vérité» pour oublier ce qu’elles sont: des peuples en chemin pour lesquels in fine aucune conquête – communicationnelle et commerciale à l’ouest, affective et territoriale à l’est – ne résoudra jamais la grande inquiétude eschatologique.

1. Hélène Carrère d’Encausse, « Cessons de juger les Russes à l’aune de nos critères », Le Figaro, 6 février 2015.

2. Philippe de Villiers, «Poutine est le diable idéal pour les États-Unis et l’Otan», Le Figaro, 23 février 2015.

3. Renaud Girard, «Que l’Occident ne se trompe pas de guerre», Le Figaro, 3 février 2015.

4. Guy Verhofstadt, « Poutine et la violence d’État », L’Opinion, 9 mars 2015.

5. Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Arles, Solin/Actes Sud, 2015. Eltchaninoff est agrégé de philosophie, spécialiste de Dostoïevski et rédacteur en chef adjoint de la revue de gauche Philosophie Magazine.

6. Alain Besançon, Sainte Russie, Paris, Éditions de Fallois, 2012. Besançon, jadis communiste, est membre de l’Institut de France et du conseil de rédaction de la revue libérale Commentaire.

7. On trouvera des vues plus profondes sur Leontiev dans André Désilets, « Constantin Leontiev : Réflexion pour notre temps », Égards, no XVII, automne 2007.

8. Cité par Besançon : Marie-Joseph Le Guillou, L’esprit de l’orthodoxie grecque et russe, Paris, Parole et Silence, 2006.

9. Eugène-Melchior de Vogüé, Le Roman russe (1886), réédité dans les Classiques Garnier.