Trois entretiens sur la civilisation et la fin de l’histoire

Mise en ligne de La rédaction, le 21 janvier 2012.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 34 / HIVER 2011-2012 ]

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Première semaine : Civilisation

HOSTUS — Mon vieil ami, je suis heureux de vous savoir de retour. Je n’avais personne à qui parler. Vous êtes là. Quelle consolation ! Vous le savez, je me sens curieusement exilé dans ma propre patrie. Et, pourtant, imagine-t-on plus Canadien français de « souche » que ma petite personne. Mes lignées maternelle et paternelle remontent à l’époque de la Nouvelle-France, bien avant la conquête. Malgré ce lien de sang, une distance s’est établie et n’a cessé de s’élargir au cours de mon premier demi-siècle d’existence. Je n’apprécie guère ce que nous sommes devenus ; je ne m’y retrouve pas. Je peux à peine lire un journal, encore moins regarder la télévision. Le patriotisme a ses nuits obscures. Et il ne s’agit pas seulement de moi, de ce que j’aime ou non. Le patriotisme, lorsqu’il est une vertu et non une simple émotion, s’appuie sur une vérité nue et sans fard. Je veux voir mon pays tel qu’il est, sans succomber à la tentation de le grandir ou de le rapetisser. Mon malaise est plus radical. J’ai impression que cette civilisation naissante qu’on pourrait appeler « canadienne-française » existe de moins en moins, qu’elle se dissout petit à petit et n’est remplacée par rien, sinon par des parodies ridicules ou des pensums abstraits de professeurs. Nous ne sommes plus un peuple, mais un amalgame d’atomes, une agglutination de moi pour lesquels l’identité se résume à quelques sapins de Noël. Il reste la nature, cette beauté brutale, immodérée, le grand fleuve qui est devant nous, intact, et le froid, l’espace, quelques traces du passé, quelques germes à l’agonie, quelques amis dont vous.

ÉTHAN — Cher Hostus, je vous reconnais bien dans cette vision douce-amère. Mais s’agit-il vraiment de nous ? La civilisation « canadienne française » dont vous déplorez la disparition a-t-elle une vie indépendante de l’Occident ? N’est-ce pas simplement la civilisation occidentale qui se meurt ?

HOSTUS — Vous avez sans doute raison. Et d’ailleurs qu’est-ce que la civilisation ? Je le constate comme tout le monde : ce que nos pères mettaient sous cette notion a été perdu.

ÉTHAN — Et qu’y mettaient-ils ?

HOSTUS — Non pas l’électricité, l’ordinateur ou la démocratie, mais une politesse des manières, de l’esprit et du cœur, un enrobement spirituel autour de la chair et des instincts, un ordre, une grâce, une clarté dans les signes de l’amitié et de l’amour, un affinement des relations humaines tendant à pénétrer les classes supérieures et la société en son entier.

ÉTHAN — Le mot civilisation n’est-il pas suspect ? Il évoque en somme la stupide religion démocratique des modernes, si périlleuse pour nos libertés ! Et ses avatars ! Le fascisme, n’est-ce pas la démocratie à l’état sauvage, une démocratie chauffée à blanc ? Quant au socialisme, voilà certainement l’unique démocratie intégrale. J’ai souvenir que le célèbre docteur Samuel Johnson préférait le mot civility, qui lui paraissait préférable pour décrire un ordre social policé.

HOSTUS — Civility comporte justement l’idée de bonne éducation, de politesse, d’urbanité, de courtoisie. Il s’agit en outre d’une qualité vécue, c’est-à-dire en bon latin et en bon français d’une vertu. Nous sommes loin de la démocratie religieuse de nos conservateurs. Le parlementarisme britannique n’est pas sans lien avec une bienséance et une civilité formalisées, une réplique chorégraphiée d’une conversation entre hommes cultivés.

ÉTHAN — J’ose vous signaler que la chorégraphie laisse souvent à désirer.

(…)

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