Notes de lecture. Paul-Émile Roy, Le mouvement perpétuel. Itinéraire d’un Québécois candide dans la modernité (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 21 janvier 2012.

Paul-Émile Roy, Le mouvement perpétuel. Itinéraire d’un Québécois candide dans la modernité, Montréal, Bellarmin, 2010.

Par Luc Gagnon

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 34 / HIVER 2011-2012 ]

Acadie circa 1950

Le titre ne rend pas très bien le sens de l’œuvre. Le « mouvement perpétuel » renvoie à une conception païenne de la vie, alors que l’auteur défend une weltanschauung explicitement chrétienne, et donc orientée vers le Salut du Christ, au milieu de ce qu’il désigne comme la « Révolution moderne ». Il explique en ouverture la signification du titre en faisant référence à son père artisan, qui avait cherché à mettre au point une machine générant un mouvement continu. C’est un bel hommage, mais l’explication ne me convainc pas : cette machine serait à l’image de la vie, et de la vie de l’auteur, le mouvement dans la stabilité. Il aurait peut-être mieux valu utiliser une expression plus clairement chrétienne, comme « Stat crux dum orbis volvitur », d’autant plus que M. Roy se fait l’apologiste de la contemplation, de la vie spirituelle et intellectuelle.

Le sous-titre nous informe davantage sur la nature de l’essai, bien qu’il reste un peu flou, à l’image du livre qui ne va pas toujours au fond des questions fort pertinentes qu’il soulève. C’est en fait le regard d’un homme de quatre-vingts ans sur sa vie et sur la société québécoise à l’aune de l’humanisme chrétien, donc à contre-courant dans un Québec qui a oublié radicalement son passé national et religieux. M. Roy se définit comme un « Québécois déçu » (p. 360 et passim) d’une « Révolution tranquille avortée ». Cette formule résume mieux sa position, mais les éditions Fides-Bellarmin préfèrent probablement rester dans la rectitude politique pour maintenir leurs subventions gouvernementales…

Les trois premières parties relèvent de l’autobiographie, depuis la naissance de l’auteur dans un petit village du Bas Saint-Laurent, Saint-Cyprien, jusqu’à la Révolution tranquille et à son départ de son ordre religieux en 1973. Les deux autres parties consistent en une longue réflexion sur la civilisation moderne québécoise et l’homo quebecensis. Paul-Émile Roy a suivi d’assez près l’évolution du Québec au XXe siècle, il fut prêtre avant la Révolution tranquille et laïc après 1970, ce qui en fait un témoin particulièrement intéressant.

M. Roy garde un bon souvenir de la société canadienne-française dans laquelle il est né. Il parle avec admiration, piété et reconnaissance du monde rural et catholique, de ses parents, de sa famille nombreuse, de la simplicité et de la pauvreté de ces vies tendues vers Dieu, de ses éducateurs. Nous devons lui en savoir gré en cette époque d’ingratitude et d’amnésie généralisée. Son essai est marqué par la vertu romaine et naturelle de la pietas erga patrum, qui est au cœur de toute civilisation et de toute culture, comme il le montre en citant entre autres Hannah Arendt (p. 450-451). M. Roy s’oppose à l’esprit de rupture ; il défend la continuité et l’histoire, notre « enracinement essentiel », selon le mot d’un grand humaniste canadien-français, le Père Ernest Gagnon, s.j. (p. 323). Il pourfend avec justesse le mythe de la « grande noirceur », qui a tué l’âme de notre nation.

De ce simple milieu agricole du Nouveau-Brunswick français où il a été élevé, le jeune Paul-Émile a pu accéder aux études supérieures et classiques grâce aux Pères de Sainte-Croix et à son curé, qui ont repéré ce brillant élève et l’ont envoyé à quatorze ans au Séminaire Sainte-Croix, à Saint-Laurent, près de Montréal. L’auteur décrit avec dévotion et enthousiasme sa formation humaniste au séminaire, très loin de la propagande miasmatique des nouveaux inquisiteurs sexuels qui cherchent à accaparer le dernier centime de l’escarcelle des communautés religieuses québécoises. Il se souvient de la passion de ses maîtres pour l’enseignement : « Nos éducateurs étaient tous des religieux, à quelques exceptions près, et ils nous consacraient toute leur vie, toute leur énergie avec une patience, une volonté, un enthousiasme, un dévouement sans limites » (p. 114).

Il fait également une magnifique apologie du cours classique, qui s’enracinait fermement dans les humanités gréco-latines, la littérature française et l’histoire en vue de former un homme libre, cultivé, nourri par les plus grands auteurs, sans sectarisme : Homère, Virgile, Pascal, Bossuet, Racine, Rousseau, Claudel. « Les études classiques, ce n’était pas seulement la scolarité, c’était une démarche culturelle, une initiation à la vie intellectuelle […]. Il ne préparait pas des spécialistes, il préparait des hommes en leur donnant une culture générale » (p. 131). Les livres devinrent alors « l’objet d’un culte dont [il] ne [se] départir[a] jamais jusqu’à la fin de [s]a vie » (p. 128). Quel contraste avec les cégeps d’aujourd’hui qui enferment les étudiants dans une formation technique et une dictature pédagocratique afin qu’ils deviennent de bons esclaves de l’État : « Les collèges classiques étaient beaucoup plus respectueux de l’autonomie de l’enfant que les institutions éducatives actuelles. Ils ne pensaient pas à la place de l’adolescent, ils ne lui imposaient pas un dressage en fonction d’une spécialité limitée comme le font les institutions actuelles » (p. 139).

On touche ici au grand sujet de l’essai et de la vie de Paul-Émile Roy : la formation intellectuelle et spirituelle de la jeunesse dans la tradition de l’humanisme chrétien. Peu d’auteurs québécois s’y sont dépensés et l’ont illustré avec autant de ferveur et d’intelligence. Jean Éthier-Blais avait consacré à sa formation classique au collège des Jésuites de Sudbury des pages touchantes dans son Seuil des vingt ans. M. Roy, lui, y a consacré sa vie. C’est ainsi qu’il s’est engagé, après ses années heureuses de formation, dans la vocation de prêtre-enseignant au sein de la Congrégation de Sainte-Croix, communauté fondée en France au XIXe siècle, qui dirigeait entre autres l’Oratoire Saint-Joseph-du-Mont-Royal, le Collège Notre-Dame (de Montréal) et le Collège Saint-Laurent.

En lisant Le mouvement perpétuel, on réalise que la première passion de l’auteur était l’enseignement des lettres, avant la vocation sacerdotale et religieuse, comme ce fut le cas pour beaucoup de prêtres canadiens-français, dont l’abbé Lionel Groulx qui confie dans ses Mémoires avoir suivi la voie cléricale d’abord pour enseigner aux jeunes gens dans les collèges, pour former une élite intellectuelle canadienne-française, expérience fervente décrite dans Une croisade d’adolescents. Noble aspiration ! M. Roy raconte laconiquement et sans aucune émotion son ordination sacerdotale en 1954 à Edmunston. Il ne fait d’ailleurs aucune mention du saint frère André, pourtant membre de sa congrégation et seul homme canadien-français à avoir été canonisé par l’Église catholique romaine.

L’auteur traite sobrement et honnêtement de son départ de l’état clérical en 1973. Il trouvait « l’institution ecclésiale très lourde, trop lourde […] cette Église s’était encombrée au cours des siècles de tout un appareil de traditions, de folklore, de schèmes moraux, etc. qui était devenu étouffant, lourd, aliénant » (p. 205). Il est resté cependant fortement attaché à la foi chrétienne et il promeut même le culte et la pratique religieuse régulière et dominicale contre les intellectuels purement cérébraux (p. 471). Comme il est rafraîchissant de lire ce témoignage dépourvu d’amertume et de ressentiment, comme il est rare de rencontrer une telle maturité spirituelle et psychologique ! L’auteur ne le dit pas clairement, mais on peut penser qu’il a quitté l’état clérical pour rester fidèle à sa première vocation : enseigner la littérature française dans un esprit chrétien. Beaucoup de prêtres ont suivi cette voie dans les années 1970, s’adaptant à la nouvelle réalité sociale québécoise, qui avait en quelque sorte banni les écoles cléricales et, conséquemment, les prêtres-enseignants. Paul-Émile Roy a continué à enseigner les lettres au Cégep Saint-Laurent, version laïcisée et étatique du Collège Saint-Laurent.

Son témoignage s’avère de première importance pour comprendre ce changement climatérique du monde éducatif québécois à la suite du Rapport Parent. Il déplore aujourd’hui, après de nombreux autres penseurs comme Gérard Filion et Jean-Paul Desbiens, l’abolition pure et simple du cours classique (p. 209). Il considère que le cours classique aurait dû être préservé par certaines institutions à titre optionnel pour transmettre les humanités, un certain esprit humaniste catholique qui fut la spécificité de l’école canadienne-française d’autrefois, comme le soulignait Henri Charlier dans École, culture et métier. Nous avons décapité le plus beau fleuron de notre tradition éducative. M. Roy a essayé de continuer « la plus noble activité » dans le nouveau cégep, « lire les grands textes avec des étudiants » (p. 217), mais le milieu lui était bien peu favorable ; il n’y avait plus ce bouillon de culture qu’il avait connu, cette unité du savoir dans la tradition catholique où les lettres anciennes et modernes, l’histoire européenne et canadienne, la philosophie et la théologie convergeaient en Jésus-Christ, sommet de l’histoire universelle. Il admet avoir pratiqué l’autocensure et une neutralité timorée dans son cégep aseptisé et étatique : « Je tentais de respecter l’autonomie des étudiants au point de m’effacer parfois pour laisser toute la place à l’objectivité de la pensée officielle » (p. 402).

L’auteur insiste sur l’importance de l’ouverture de la culture à la transcendance, en citant abondamment Paul Claudel, un de ses maîtres littéraire et spirituel : « L’homme n’est pas Dieu, il est à Dieu » ; « Il y a un engrenage continuel du temps à l’éternité ». Pour M. Roy, il est important de refonder la culture québécoise dans la mémoire du christianisme, car il n’y a pas de culture occidentale sans l’Église, sans le Christ et sans Dieu. Il fustige l’anticatholicisme, « nouvel opium » des intellectuels québécois. Il s’attaque courageusement aux bonzes intouchables de la culture québécoise postmoderne, Michel Tremblay et Jacques Godbout, anticléricaux morbides et fossoyeurs de la société canadienne-française traditionnelle, en soulignant qu’ils « s’expriment avec une assurance et un dogmatisme plus fermes que ceux des évêques de la chrétienté, en s’appuyant non sur une tradition millénaire, mais sur une rectitude politique et sur une nouvelle orthodoxie éparse dans l’atmosphère propagée par les médias et les enseignants » (p. 291). L’auteur n’est pas dupe de l’immense manipulation idéologique qui régente la société québécoise : « Les gens d’aujourd’hui s’imaginent que la censure est disparue. En réalité, il y en a plus que jamais » (p. 316-317).

On a parfois reproché à l’auteur sa nostalgie. Je dirais qu’il faut recevoir ce livre comme le testament d’un des derniers porteurs de la tradition canadienne-française, représentée à différentes époques par des pédagogues tels Henri-Raymond Casgrain, Camille Roy, Olivier Maurault, Ernest Gagnon et Arthur Sideleau. Cette tradition est toujours à inventer, comme le disait dans les années 1960 Georges-André Vachon, ou plutôt à réinventer, afin de retrouver la généalogie humaniste canadienne-française, nécessaire à la refondation d’une culture véritable et à la formation intégrale de l’homme, loin de la morosité et de l’enfermement utilitariste actuel. Nous ne pouvons qu’être reconnaissant à un auteur qui tente ultimement et avec détermination, avec tout son cœur et toute son âme, de transmettre le flambeau de l’Esprit au Québec d’aujourd’hui, contrairement à de nombreux fatigués culturels de sa génération qui se sont allongés depuis longtemps sur les plages de Key West en attendant d’aller mourir dans le « système de santé » de leur chère province d’origine.

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