À LA POINTE DU CALAME – La réaction, une idée neuve en Europe ? Thomas Molnar (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 16 décembre 2021.

[EXTRAITS DU NUMÉRO 63/AUTOMNE 2021-HIVER 2022]

PAR JEAN RENAUD

Sous la présidence d’honneur de M. Zsolt Semjén, le vice-premier ministre de la Hongrie, un colloque célébrant les cent ans d’un des philosophes politiques les plus importants du vingtième siècle, Thomas Molnar (1921-2021), a eu lieu le 25 juin 2021 à Budapest. En cette occasion, Alain de Benoist, un ami de longue date de Thomas Molnar, ainsi que Jean Renaud, fervent lecteur du philosophe hongrois, ont envoyé une allocution par vidéo, toutes les deux traduites par Béla Király et sous-titrées en hongrois. Voici le texte original de l’allocution de Jean Renaud.

Permettez-moi d’abord de saluer chaleureusement tous les participants à cette conférence commémorative consacrée à ce penseur de premier plan que fut Thomas Molnar. Sa stature morale et intellectuelle, celle d’un maître, ne fait pour moi aucun doute, et il n’est que justice que ce soit dans son pays natal, sur lequel il fondait tant d’espoir, que soient mises en lumière l’importance et la portée de son œuvre pour l’avenir de notre civilisation.Peu ont discerné avec une telle acuité et une pareille richesse dans l’argumentation à quel point le libéralisme constituait une « route vers la servitude », pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de Friedrich Hayek. Mais Hayek se souciait des périls de l’économie dirigée. Il ne distinguait nullement les racines métaphysiques du libéralisme : négation de la loi naturelle, nominalisme, relativisme, individualisme ou collectivisme, existentialisme ou idéalisme, tous les leitmotiv intellectuels, politiques, religieux du libéralisme (pas toujours compatibles entre eux) conduisaient au rejet de la politique et de la transcendance qui la limite et la soutient.

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J’ai connu d’abord Thomas Molnar par ses écrits. J’ai même commencé par me défendre contre lui, dans un de ces dialogues passionnés auxquels les jeunes esprits s’engagent avec les livres, comme s’il s’agissait d’êtres vivants : Molnar contrariait certains de mes réflexes intellectuels, venus je crois d’un néo-thomisme qui se contente trop d’abstractions et aussi, dirait Carl Schmitt, d’un reste de « romantisme politique ».

En 1986, je suis devenu co-directeur de la revue Le Beffroi, avec Alexis Klimov, un philosophe d’origine russe né en Belgique, penseur flamboyant influencé par Nicolas Berdiaeff et par Jacob Boehme et qui eut le privilège de recevoir l’enseignement de Marcel De Corte, sans doute le philosophe de langue française dont Molnar s’est senti le plus proche. Les articles que Molnar nous a donnés portaient tous sur des sujets philosophiques. Et c’est dans Le Beffroi que j’ai écrit mon premier texte consacré à l’une de ses œuvres, L’Europe entre parenthèses.

Le lien était créé. Puis, arriva, au milieu des années 1990, l’extraordinaire expérience que fut la rédaction en commun Du mal moderne – Symptômes et antidotes, cinq entretiens avec Thomas Molnar, précédé d’un essai : Thomas Molnar ou la réaction de l’esprit. J’étais devant un représentant vivant de cette tradition contre-révolutionnaire (essentiellement) catholique, hiérarchique, classique que j’avais étudiée depuis mon adolescence. Edmund Burke, Louis de Bonald, Joseph de Maistre, Balzac, Barbey d’Aurevilly, Léon Daudet, Jacques Bainville, Charles Maurras, Marcel De Corte, Gustave Thibon, Pierre Boutang, Alexandre Soljénitsyne, et plusieurs autres, je les avais lus, médités, annotés. Mais lui, je pouvais l’interroger à ma guise, discuter, le contredire et être contredit. J’étais en face d’un héritier, et pas n’importe lequel, de celui qui, dans sa génération, avait peut-être le mieux poursuivi et rénové cette tradition, sans romantisme, les yeux ouverts, tournés vers le concret.

Molnar est l’un de ceux qui aura retracé avec le plus de perspicacité la généalogie de la modernité. L’intelligence occidentale, depuis Descartes, a sombré dans une épistémologie hypercritique qui l’a laissée exsangue. Le préjugé cartésien de l’évidence et de l’idée claire et distincte nous a tous appauvris. Le drame de la pensée moderne depuis Descartes et au-delà tient en partie au choix débilitant de l’univocité, de la déflnition more geometrico, procédés utiles pour les sciences exactes mais qui nous rendent incapables d’accueillir la richesse et les multiples nuances d’un réel inépuisable. On a méprisé l’analogie, la métaphore, le symbole, la langue et toutes ses ressources, abandonnant aux seuls poètes ces outils d’investigation, pour se réfugier dans des questions d’un intérêt microscopique : Est-ce que le monde extérieur existe ? L’autre existe-t-il ? Et moi, est-ce que j’existe ? Le connaissable s’est rétréci comme une peau de chagrin et, à l’ombre de cette néantisation par le concept, le nihilisme a prospéré. Pour sortir de cette impasse, les intellectuels ont renoncé à la connaissance et se sont fait activistes. « L’homme est Dieu dans le monde des grandeurs abstraites », enseignait Vico. Il est vain de vouloir connaître le réel; il faut le transformer, le créer à nouveau, le rendre plus parfait, plus logique, plus rationnel. Connaître, c’est faire. Le problème de la connaissance est pratiquement résolu par la technique. L’idéologie technologique est l’enfant de cette révolution copernicienne : une idéologie plus radicale encore que l’ancien marxisme.

On est ici au centre du diagnostic de Molnar sur la modernité et sur l’Amérique. L’idéologie technologique n’est pas prioritairement la négation de Dieu : c’est la négation de l’ordre naturel, le refus de la création et de la condition humaine, l’ultime avatar de « l’utopie, éternelle hérésie », comme l’appelle Molnar, à un degré extrême d’intensité jamais atteint, puisqu’il s’agit de déconstruire puis de reconstruire l’humanité elle-même, de créer un monde où la mère n’est plus une femme et le père n’est plus un homme.

L’idéologie technologique a compris qu’il faut substituer à l’homme réel, imprévisible et incontrôlable, un homme de laboratoire et d’usine que l’on expliquera parfaitement parce qu’on l’aura fait. L’avenir de la révolution est dans une technologie invasive qui pénétrera les corps, les cerveaux et les cœurs. La généalogie de la modernité est cohérente : elle mène à l’homme-machine.

Une célèbre chanteuse américaine, Demi Lovato, après s’être avouée pansexuelle en avril dernier, s’est officiellement déclarée non binaire en mai. « À chaque jour, lorsque nous nous réveillons, nous nous donnons la chance d’être ce que nous voulons et souhaitons être. » Cette star de la chanson parle maintenant d’elle en disant « ils » au pluriel (they) ou « nous » (we) et, à chaque matin, à son réveil, elle décide de son sexe : ce jour qui vient sera-t-elle il ou elle ? Elle hésitera sans doute souvent. Mais pas nous. Nous savons qu’elle est simplement une jeune femme égarée par les propagandes d’une époque démente, une pauvre victime de ce « conformisme de l’aberrant », prophétisé par Gabriel Marcel.

Cet homme nouveau, générique, se veut libéré de toute transcendance (ressentie comme une insupportable vexation), de toute dépendance, de toute identité stable. Mais être émancipé de tout, même de soi, c’est n’être plus rien, tout au plus une sorte de pantin malléable et manipulable, esclave de ses humeurs. C’est ce que Molnar, de son regard d’aigle, a vu en Amérique.

Dans Moi, Symmaque, Molnar distingue la décadence de l’Occident actuel et celle de la Rome antique. La nôtre a perdu son « côté humain ». En effet, la technologie « déshumanise et mécanise » et « produit une société-machine » : « […] l’esprit moderne dans son ensemble, écrit Molnar, dépasse en ses brutales destructions les pires invasions barbares ». Cet esprit essentiellement désincarnant s’attaque à l’âme même.

Saint-Just, le jeune compagnon de Robespierre a déclaré dans un discours célèbre en 1794 : « Le bonheur est une idée neuve en Europe ». Ce bonheur idéologique avait la particularité d’être programmé et imposé : « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français », déclarait Saint-Just. Un tel bonheur laïque et obligatoire ne saurait être qu’un enfer.

Dans un de ses livres, L’Américanologie, Molnar, en contraste avec Saint-Just, propose une autre voie : c’est « la réaction » qui « doit devenir une idée neuve en Europe ». Elle l’est déjà dans cette partie de l’Europe qui, après s’être débarrassée du communisme, a refusé de se dissoudre dans le libéralisme avancé prépondérant en Amérique et en Europe de l’Ouest. En Europe centrale, « l’inattendu, écrit Molnar, s’est dressé contre le mécanique, la liberté contre la routine ». Envers et contre tous, cette vieille Europe, qui fut par excellence le bastion de l’Occident, porte aujourd’hui le flambeau d’une restauration de la constitution essentielle de l’humanité, de ses fondements permanents.

On ne guérira pas l’Occident, on n’échappera pas au « mal moderne » sans recueillir et méditer l’héritage et les leçons de Thomas Molnar.