À LA POINTE DU CALAME – Pour le centenaire de Thomas Molnar (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 16 décembre 2021.

[EXTRAITS DU NUMÉRO 63/AUTOMNE 2021-HIVER 2022]

PAR ALAIN DE BENOIST

Sous la présidence d’honneur de M. Zsolt Semjén, le vice-premier ministre de la Hongrie, un colloque célébrant les cent ans d’un des philosophes politiques les plus importants du vingtième siècle, Thomas Molnar (1921-2021), a eu lieu le 25 juin 2021 à Budapest. En cette occasion, Alain de Benoist, un ami de longue date de Thomas Molnar, ainsi que Jean Renaud, fervent lecteur du philosophe hongrois, ont envoyé une allocution par vidéo, toutes les deux traduites par Béla Király et sous-titrées en hongrois. Voici le texte original de l’allocution d’Alain de Benoist.

Je voudrais d’abord saluer et féliciter cordialement tous ceux qui ont pris l’initiative d’organiser cette conférence commémorative à l’occasion du centenaire de la naissance de Thomas Molnar. Une belle initiative, pleinement justifiée!

J’ai rencontré pour la première fois Thomas Molnar, à Paris, le 10 juin 1967, soit il y a maintenant plus d’un demi-siècle. Entre le jeune journaliste de vingt-trois ans que j’étais alors et l’écrivain déjà confirmé qu’il était un lien d’amitié s’est très rapidement établi. Il ne s’est jamais démenti jusqu’à la mort de Thomas, en juillet 2010.

Au cours des décennies qui ont suivi, nous ne nous sommes jamais perdus de vue. Thomas Molnar, qui aimait beaucoup la France, venait à Paris régulièrement, et je suis  moi-même allé le voir à plusieurs reprises aux États-Unis, d’abord en février 1973 à New York, où il vivait avec sa première épouse, ensuite en mars 1980 à Ridgewood, dans le New Jersey, où il s’était installé après son mariage avec une Hongroise, la très charmante Ildikó. En consultant mes agendas, je vois aussi que nous avons eu encore l’occasion de nous revoir à Rome, à Anvers, à Munich, à Chicago, à Turin, à Nice et en bien d’autres endroits encore.

Enfin, en 1986, j’ai eu le grand plaisir de publier un livre écrit en collaboration avec Thomas, qui s’intitulait L’éclipse du sacré. Ce fut une belle occasion de confronter sur cette question nos opinions philosophiques et religieuses. L’ouvrage, à ce jour, n’a malheureusement été traduit qu’en langue italienne.

Thomas Molnar était un homme particulièrement attachant en raison de son indépendance et de sa liberté de penser. Il était très exactement ce qu’on peut appeler un esprit libre. Ferme sur ses convictions, il n’en était pas moins ouvert à tous les dialogues, à toutes les discussions. Il était mû aussi, je crois, par une intense curiosité de toutes les idées nouvelles. Il nous arrivait parfois d’être en désaccord, car j’étais finalement assez éloigné du courant de pensée contre-révolutionnaire qui était le sien, mais même dans ces circonstances il savait soutenir son point de vue avec un sens de l’humour qui m’a toujours frappé. Il en faisait preuve aussi dans les nombreuses lettres qu’il m’a envoyées au cours de sa vie.

Mais en même temps, ce qui était également frappant chez lui c’était une tristesse presque constante, et qu’il ressentait physiquement car on en voyait la trace sur son visage. Thomas Molnar était triste de vivre à une époque dont l’idéologie dominante lui paraissait, à juste titre, fondamentalement dissolvante et destructrice. De surcroît, il se sentait un exilé. Il n’aimait pas les États-Unis, où les circonstances l’avaient amené à s’établir. La mentalité américaine reposait à ses yeux sur un prodigieux conformisme, une soumission à la conception « économique » de l’homme (l’Homo oeconomicus), la croyance naïve au progrès et l’optimisme technicien. « Les Américains, me disait-il souvent, sont toujours persuadés que tout finira bien, parce qu’ils n’ont jamais compris que l’histoire est tragique, pas plus qu’ils n’ont compris la nature exacte de la chose politique ». Thomas devait d’ailleurs consacrer à l’Amérique (et à l’américanisation du monde) un livre fondamental paru en 1991 sous le titre L’américanologie. Triomphe d’un modèle planétaire ?

Thomas, il faut bien le dire, se considérait lui-même comme un héritier d’une culture disparue, confronté à une époque de décadence généralisée. L’un de ses derniers livres, Moi, Symmaque, qui, je crois, a été publié en langue hongroise en 2000 (En, Symmachus), faisait un parallèle entre le monde actuel et la fin de l’empire romain – et entre Symmaque et lui-même. Le paradoxe est que le catholique Thomas Molnar défendait dans ce livre la mémoire d’un grand aristocrate romain du IVe siècle, Quintus Aurelius Symmachus, surtout connu pour la lutte qu’il engagea pour défendre la religion traditionnelle romaine contre un christianisme alors en plein développement dans l’empire romain ! À la fin des années 1990, et ce sera ma conclusion, Thomas a eu la joie de pouvoir rentrer dans sa patrie hongroise. Comme le géant Antée dans la mythologie grecque, il retrouva de nouvelles forces au contact de sa terre natale. Son souvenir ne m’a jamais quitté. J’ai été très fier d’être son ami.