Thomas Molnar, l’Amérique et le mystère du mal

Mise en ligne de La rédaction, le 22 mai 2021.

par Jean Renaud

[EXTRAITS DU NUMÉRO 62/PRINTEMPS-ÉTÉ 2021]

Thomas Molnar

Thomas Molnar

Le 26 juin 2021, Thomas Molnar († 2010) aurait eu ses cent ans. Les diagnostics sévères sur l’Amérique de ce penseur politique ont pris un poids singulier, surtout depuis la crise sanitaire et l’élection de Joe Biden. Je songe en particulier à deux petits livres parus à L’Âge d’Homme qui ne sont pas assez connus : L’Américanologie – Triomphe d’un modèle planétaire? , un ouvrage publié il y a exactement trente ans, et L’Hégémonie libérale, publié un an plus tard. Avouons-le sans ambages : ces deux essais trentenaires paraissent plus jeunes ce soir que les centaines de millions de «tweets» envoyés ce matin.

L’ordre constitutionnel que nous connaissons, aussi altéré soit-il par le démocratisme et l’individualisme, est issu essentiellement du libéralisme classique, héritier de Locke et de Montesquieu. On ne peut nier que ce libéralisme méfiant envers la démocratie pure et les Églises posséda jusqu’à un certain point un caractère civilisateur. Son âge d’or fut le XIXe siècle, au cours duquel, cahin-caha, ainsi que vont les choses humaines, il régna non sans apporter, avant la débâcle de 1914, prospérité et paix aux grandes nations qui surent adopter ses leçons et garder sous le boisseau les principes de corruption qu’il contenait. Quelques noms de politiques suffiront à illustrer cette période relativement heureuse de l’histoire occidentale : Disraeli et Gladstone en Grande-Bretagne, Guizot et Albert de Broglie en France (sous la monarchie de Juillet et au début de la Troisième République), John Adams et James Madison aux États-Unis, John A. Macdonald et George-Étienne Cartier au Canada.

Afin de préserver autant que possible cette mince toile sur l’abîme appelée civilisation, il importe de protéger la société contre la « guerre de tous contre tous », que craignait Hobbes, ou contre l’avancée d’une sorte d’anomie apathique, raisonneuse, obsessive, désordonnée et finalement dévastatrice que Vico dénommait «barbarie de la réflexion». Suffit-il, pour ce faire, de recouvrir les querelles entre adversaires de savoir-vivre, même mâtiné d’un peu d’hypocrisie, de régler et de modérer la compétition, d’établir des codes, des procédures, une « constitution » qui atténuent les oppositions et freinent le fond de bestialité et de férocité que suscitent, laissées à elles-mêmes, la poursuite du pouvoir et les luttes politiques ? Par malheur, ces murailles délicates, aussi précieuses soient-elles, ne sont pas de véritables fondements et ne gênent que les trublions. La paix de la cité vient de plus haut.
(…)