Que signifie être de droite ? En marge de l’œuvre de Thomas Molnar

Mise en ligne de La rédaction, le 21 janvier 2011.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 30 / HIVER 2010-2011 ]

Thomas Molnar

(…) Depuis quelques mois, on parle beaucoup de la droite. Le Réseau Liberté-Québec d’Éric Duhaime et de Joanne Marcotte ou le projet hypothétique et claudicant de l’ancien ministre péquiste François Legault ont soulevé de « nombreux commentaires », selon la formule consacrée. La droite aurait-elle de nouveau droit de cité chez nous ? Jusqu’à un certain point seulement. Les « conservateurs sociaux », comme on les appelle au Canada anglais, restent exclus. Mais ceux affublés, à tort ou à raison, de cette étiquette s’indigneraient inutilement d’une telle proscription puisqu’elle cadre avec la situation générale du Québec et reflète une réalité sociale et politique hyperséculariste que l’on nierait en vain.

Nous aurions mauvaise grâce, toutefois, à trop dédaigner ces transformations de l’opinion. Aussi infinitésimales soient-elles quant au fond des choses, elles témoignent des malaises, des inquiétudes, des incertitudes d’une population moins « consensuelle » qu’on ne l’a cru et dit. Il faut surtout résister à la tentation de jouer le rôle trop facile de l’intellectuel pédant, acrimonieux et sectaire, répétiteur de formules hautaines et désincarnées, pour qui nul n’est de droite sauf lui et ses amis. La droite n’est pas une marque déposée. On y met ce qu’on veut ou à peu près. La notion, davantage historique que philosophique, comporte un certain degré de contingence : il n’existe pas de droite canonique. L’homme de droite, quant à lui, ne doit pas s’enfermer dans le cercle étouffant d’un blâme perpétuel contre ce qui existe. Les pouvoirs dominants, la sottise des foules, l’analphabétisme diplômé, l’arrivisme et la puérilité des intellectuels, les abstractions vaines des professeurs, l’insignifiance de la presse, ne justifient aucun mécontentement systématique devant le monde comme il va. Il arrive que la critique amère, la négation, l’opposition continuelle développent chez certains une sorte d’ulcère spirituel et moral. La beauté, la vérité, l’efficacité supérieure de nos querelles civiles dérivent d’un oui fondamental à ce qui est. Une lutte qui n’émane pas d’abord de l’acquiescement et de l’adoration alimente le mal qu’elle croit combattre.

Populisme et bon sens

En gros, l’usage actuel au Québec veut que l’on qualifie de droite celui qui prône un État minimal, tandis que sera homologué de gauche, celui qui souhaite un degré plus ou moins élevé d’interventionnisme public. Divers thèmes, diverses attitudes se greffent à ce rejet de l’étatisme. Le populisme de droite, par exemple, se nourrira de la méfiance envers les technocrates et les experts au service de l’État social-démocrate (son pendant de gauche, longtemps au service d’une idéologie courte et primaire, aura voté communiste au cours des trente glorieuses en France ou même péquiste à l’époque d’un Robert Burns, surtout par envie envers les riches). La gauche se méfie maintenant des tendances « populistes » de la démocratie. Elle voit d’un mauvais œil que des citoyens ordinaires, peu éduqués, d’humeur instable et capricieuse, osent remettre en question un règne des experts, de la raison et du bien. Elle préférera de beaucoup, comme les « philosophes » au XVIIIe siècle, un despotisme « éclairé », mais basé sur une « administration » plutôt que sur un gouvernement personnel, sur une charte ou sur des mécanismes juridico-politiques plutôt que sur un chef ou un législateur. Le fait de ne plus reconnaître que la responsabilité du bien commun incombe à des personnes de chair démontre à quel point les réflexes collectivistes nous ont conditionnés. La « démocratie », depuis 1945, apparaît surtout comme un thème de la droite :

« Le retournement est complet, explique Thomas Molnar : la gauche n’est plus démocrate, la droite l’est devenue. D’abord, parce que la démocratie épanouie, donc avant sa dégénérescence, est le régime de l’homme moyen (common man), du profane qui sert d’instrument utile aux idéologues de la gauche, mais seulement jusqu’à ce que l’élite traditionnelle, prédémocratique, soit neutralisée et abolie par la montée des masses. Seulement, voilà : l’homme moyen provoque par la suite le mépris et l’impatience de l’idéologue de gauche. C’est que l’homme moyen, une fois satisfait, devient conservateur et protecteur du statu quo et, votant « mal », il bloque la course à l’utopie en descendant du char de l’histoire bien avant que ce véhicule encombré n’arrive au terminus. »

Un certain égalitarisme de droite – celui du Tea Party, par exemple – en découle : on voudrait que la classe politique soit composée d’hommes ordinaires, tout en acceptant jusqu’à un certain point les inégalités économiques. En l’absence d’une élite autre que scolaire (technocrates, experts ou professeurs), cette « droite » a cru bon de surestimer le bon sens de l’homme de la rue : dans ses franges les plus grossières, elle tendra à manifester son mépris envers les hautes formes de la pensée et de la culture. Je doute beaucoup, pour ma part, du bon sens des Québécois moyens. Gavés d’information, inattentifs, méfiants, pusillanimes, accablés de stimuli, énervés, fatigués, abrutis et sourds, n’ont-ils pas renoncé à distinguer, à ordonner, à comprendre, à hiérarchiser la quantité ahurissante d’images et de sons qu’ils reçoivent quotidiennement ? Peu enclins à raisonner, ce qu’ils voient ne les éclaire plus, car ils n’en retiennent guère qu’une impression fugace. Une seule émotion surnage en ce naufrage intellectuel : la stupeur. L’homme-masse a abdiqué : son esprit, son âme, son cœur ne réagissent que par sursauts. Morne victime d’une époque qui a officiellement aboli les lois constitutives auxquelles se sont longtemps confiées les nations pour résister et durer, il a été dévoré par sa propre insignifiance.

Pourtant, de rares représentants d’un peuple encore libre de l’emprise des idéologies scolaires et de la bassesse plébéienne persévèrent certainement en marge de la société québécoise. Combien sont-ils ? Où sont-ils ? Je n’en sais rien, mais un milieu social, même étriqué, n’est jamais entièrement fermé sur lui-même et l’influence bienfaisante d’hommes honnêtes, vaillants, intègres, généreux (aussi peu nombreux soient-ils) échappe au calcul. Des moeurs saines, la pratique des vertus fondamentales (la prudence, la force, la justice) indiquent une capacité quasi instinctive de discerner entre le bien et le mal, de choisir au mieux, non en s’appuyant sur des arguments, mais par connaturalité. Un tel « bon sens » tend à une véritable sagesse, une sagesse distincte de la science en ce qu’elle se rattache davantage au discernement, au « sens illatif », dirait Newman, qu’au pur entendement. Alors que l’électeur moyen, abruti par la lecture des journaux ou la fréquentation d’Internet, fonde ses choix sur ses besoins immédiats, sur le contentement de quelque passion ou sur le désir de « vivre sa vie » (à moins qu’il ne serve des lambeaux d’idéologie mal digérés propres à conforter son envie, sa haine ou sa paresse), le modeste discernement d’un père, d’une mère, passé au crible de sacrifices consentis jour après jour, est comme aimanté par le bien commun. Et il s’opposera naturellement aux mandarins, à ces spécialistes (de droite ou de gauche) qui déduisent d’un esprit autosuffisant la structure intelligible des institutions et des activités humaines. L’inconvénient de cet instinct « conservateur » est de ressembler au démon de Socrate : il avertit plus qu’il ne guide. Seule une doctrine politique dévoile partiellement la convergence mystérieuse entre l’instinct silencieux et une vérité agissante, jusqu’alors dissimulée dans la contexture labyrinthique du réel ; seule elle permet une action réglée, dotée de qualités architectoniques, en particulier lorsque cette doctrine est vécue, intégrée, assimilée par un responsable politique en tant que sagesse au sens plénier du mot.

L’individu-roi et le contrat social

La critique de l’État de notre droite s’inspire d’un individualisme extrême et d’une méfiance radicale du pouvoir – lieu commun de la pensée libérale depuis Locke. Elle méconnaît à quel point le bien commun est hors de portée de la seule société civile. Non qu’il ne soit dans l’ordre de la nature, mais il ne saurait advenir sans le coup de pouce décisif d’un organe régulateur, l’État. Une raison parmi d’autres (et qui n’est pas sans racines théologiques) : la nature ne finit pas toujours son travail. Pour la pensée libertarienne, essentiellement optimiste et pélagienne, l’autonomie de l’individu est sans limite : elle ignore la dangerosité de l’homme, rejoignant ainsi le rousseauisme. Significativement, Joanne Marcotte oppose l’individu à l’État, la liberté et la responsabilité au « gouverne-maman » (sic), l’autonomie à la dépendance :

« Hormis quelques farfelus irresponsables, écrit Molnar, nul ne peut soutenir que l’homme ne dépend de personne car, en vérité, tout au long de sa vie il dépend d’autrui, de personnes physiques ou morales : dans sa famille, son instruction, son travail, sa vie sociale, dans l’utilisation de son langage même. La vie en communauté, la seule digne d’un être humain, n’est point fondée sur une décision prise par des individus de s’assembler et de dresser un contrat (social) selon les nécessités du moment ; elle n’est pas fondée non plus sur la menace d’une force tierce. Elle est fondée sur un ordre social déjà existant avec des droits et des obligations enracinés dans la nature humaine. La théorie du contrat, base et principe du libéralisme et ayant son origine chez Hobbes plutôt que chez Rousseau, dissout les liens autres que ceux de l’intérêt matériel et momentané de chacun et établit des partenariats entre des hommes étrangers les uns aux autres et qui le restent»

Pour des tenants du contrat social tels que Hobbes, Locke, Rousseau ou Jefferson – le pasteur Jurieu et son génial contradicteur Bossuet parlent de « la doctrine des pactes » – l’État n’est qu’une association volontaire d’individus : « Les individus, explique Orestes Brownson résumant la doctrine de Jefferson, créent la société civile et peuvent la dissoudre s’ils le jugent souhaitable. » La métaphysique inconsciente de la « droite » libertarienne est ancrée dans ces déviations déterminantes de la philosophia perennis à l’origine de l’esprit moderne : « Quand toute réalité ontologique, note Molnar, a été liquidée au profit de l’individuel et du particulier (c’est le triomphe du nominalisme), l’individu et ses actions acquièrent le statut d’uniques existants. » Que devient l’État dans cette conception nominaliste ? Ou il disparaît – et c’est le retour temporaire à cet état anarchique, décrit par Bossuet, de « liberté farouche et sauvage, où chacun peut tout prétendre, et en même temps tout contester ; où tous sont en garde, et par conséquent en guerre continuelle contre tous ; où la raison ne peut rien, parce que chacun appelle raison la passion qui le transporte ; où le droit même de la nature demeure sans force, puisque la raison n’en a point ; où par conséquent il n’y a ni propriété, ni domaine, ni bien, ni repos assuré, ni à dire vrai, aucun droit, si ce n’est celui du plus fort ». Ou il se métamorphose en un Hyper-individu, gardien et propriétaire du bien singulier de chaque homme : « L’État moderne fait le maximum d’efforts afin que les citoyens “se réjouissent” », remarque Molnar. Et l’hégélien de gauche Feuerbach annonce le fascisme lorsqu’il affirme que « le véritable État est l’homme sans limite, infini, complet, réel, divinisé, absolu ». L’État moderne est un gros animal libertarien.

(…)

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