Notes de lecture. Richard Bastien, Cinq défenseurs de la foi et de la raison (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 11 décembre 2018.

Richard Bastien, Cinq défenseurs de la foi et de la raison, Paris, Éditions Salvator, 2018.

par Michel Léon

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 58/NOVEMBRE 2018-JANVIER 2019]

Cet ouvrage de philosophie fera date pour le public francophone. Cinq défenseurs de la foi et de la raison présente, synthétise et explicite la pensée de philosophes anglophones chrétiens – catholiques pour quatre d’entre eux – qui ont axé leurs travaux sur l’amitié intime et indispensable entre foi et raison. Alasdair MacIntyre, C.S. Lewis, G.K. Chesterton, Peter Kreeft et John Henry Newman ont été d’autant mieux placés pour dénoncer la dissociation de ces pôles de l’esprit, qu’ils l’ont tous les cinq personnellement vécue avant de trouver leur réconciliation dans la tradition catholique. MacIntyre, né en 1929, passa par le marxisme et le trotskysme avant de rejoindre l’Église catholique en 1980. Clive Staples Lewis, né en 1898 dans une famille protestante, passa par l’athéisme avant de rejoindre en 1931 la Haute Église anglicane, la plus proche du catholicisme. Gilbert Keith Chesterton, né en 1874 dans une famille peu croyante et libérale, est devenu, dans le monde catholique, «l’un des penseurs les plus profonds qui ait jamais existé» (Étienne Gilson). Peter Kreeft, né dans une famille protestante en 1937 et étudiant au Calvin College, rejoignit l’Église catholique au début de sa vingtaine. Newman, né en 1801 et devenu universitaire renommé, passa de l’anglicanisme au catholicisme en 1845 après avoir établi la filiation entre l’arianisme (Jésus plus humain que divin) et le protestantisme, l’anglicanisme étant un semi-arianisme.

Au demeurant, l’alliance indéfectible entre foi et raison, si bien explicitée par Benoît XVI à Ratisbonne à la grande fureur des satrapes médiatiques, ne trouve pas de plus lumineuse vérité que dans la double nature de Jésus le Christ, à la fois Dieu et homme, sollicitant ainsi simultanément foi et raison. Mystère et incarnation du catholicisme. Nos cinq défenseurs de cette alliance fondatrice s’y réfèrent chacun à sa façon, face à une modernité qui a isolé et divinisé la raison, et face aux fidéismes, islam en premier lieu, qui ont sécularisé Dieu au point d’en faire un législateur totalitaire face à un homme dépourvu de toute initiative – «l’idolâtrie du monothéisme», expliquait Maurice G. Dantec. «Les conceptions de la nature humaine de l’islam, du matérialisme et du protestantisme semblent beaucoup plus étroitement apparentées qu’on ne le croit généralement», relève Richard Bastien.

Newman montre «qu’il était difficile d’établir que les […] monophysites étaient hérétiques sans que les protestants et les anglicans* le fussent également». La doctrine de la conscience de Newman, observait le cardinal Ratzinger, «s’inscrit dans la ligne augustinienne», face à «la philosophie subjectiviste des temps modernes». Car cette conscience, inhérente à la nature humaine, a besoin d’être éduquée puisque la religion naturelle «ne peut influencer véritablement l’humanité et vaincre le monde qu’avec le soutien et le complément de la Révélation», précisément ce que nie la modernité et sa logique de glace, puis notre post-modernité et son venin hédoniste. Newman donne la réplique aux empiristes anglais, John Locke, David Hume ou John Stuart Mill «pour qui la foi est dépourvue de toute rationalité», commente Richard Bastien.

Kreeft souligne combien l’époque moderne, sous les oripeaux d’une raison totalisante puis totalitaire, est une époque de déraison. Son matérialisme scientifique, son idolâtrie de la science et de la technique mènent à la négation des droits naturels de l’homme et finalement à l’affaiblissement de la raison. L’empirisme, démontre Kreeft, affirme que la raison ne peut rien faire de plus que sentir et calculer, «ce qui signifie qu’elle n’accomplit pas de passage conceptuel du particulier à l’universel», résume Richard Bastien, les concepts généraux de l’homme moderne n’étant que des habitudes de sentir et de généraliser. David Hume montrait que la raison n’est rien de plus que «l’esclave des passions». Ce monde qui déifie l’homme ou ses sous-produits, la race, la classe ou le marché ne peut que s’abîmer, faute d’instance unificatrice fondatrice et conclusive, dans la tyrannie et la violence.

Dans notre paysage déchiré par le divorce de la foi et de la raison, la voix de «Chesterton ou l’homme heureux», pour reprendre la tout aussi heureuse expression de Richard Bastien, démontre que l’alliance des deux est la clé de la deuxième vertu théologale, de «cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout», chante Péguy, mais «qui entraîne tout». Chesterton oppose les paganismes, dogmes de tristesse, au christianisme, religion de joie. Cette joie, «l’agnostique la veut contractée, agrippée à un coin du monde», et le païen désespérait dans un monde antique qui «se dissolvait en raison de son impuissance à discerner que l’homme avait une âme personnelle, fondement de toute vraie mystique». Quant au païen moderne, adorateur secret «de Baal et de Moloch», raille Chesterton, «son mercantilisme procède d’une vision du monde qui fut celle de Carthage et provoqua sa ruine». Pour l’homme, «naturellement religieux», le catholicisme, parmi «les» religions, «est la seule qui soit absolument du parti de la vie», écrit Chesterton dans Saint Thomas du Créateur. À la clé de ce bonheur catholique chestertonien, l’indissoluble UNITÉ du corps et de l’âme, couronnée par la résurrection des corps. On est bien loin de la stigmatisation accablante d’une Église «obscurantiste» rabâchée par l’autoproclamé illuminisme de notre époque de ténèbres.

Chez Lewis, lecteur de Chesterton, l’amitié de Tolkien, un des rares professeurs catholiques d’Oxford, fut le déclencheur de sa conversion. Lewis incarne l’homme qui met l’imaginaire romanesque au service de sa foi et de sa philosophie chrétienne, offrant au mythe, comme Tolkien, une fonction cardinale. «Le cœur même du christianisme est un mythe et en même temps un fait», écrit-il. Foi et raison: toutes deux motivèrent le grand printemps catholique de l’Angleterre victorienne, illustré par les conversions du poète Gerard Manley Hopkins, d’Oscar Wilde sur son lit d’agonie, de J.R.R. Tolkien ou de Graham Greene.

MacIntyre enfin, thomiste, le plus contemporain de nos cinq défenseurs de la foi et de la raison, probablement pour cette raison même traite avec rigueur de la crise morale qui mine le monde techno-marchand ivre de sa puissance et de son autonomisation pandémoniaque par rapport au donné originel, à la loi naturelle. Le projet des Lumières, le gnosticisme et l’agnosticisme imposés aux sociétés par le maçonnisme luciférien, qui stigmatisent l’Église pour lui substituer leur culte «de Baal et de Moloch», sont pris dans leurs propres sables mouvants. La justification «rationnelle» de la morale à partir de la seule nature humaine, de ses préférences personnelles, est par nature destructrice à la fois des sociétés et de la notion de finalité humaine, donc de vertu. La culture «émotiviste» dénoncée par MacIntyre a non seulement échoué mais est vouée à l’échec dans son principe même, résume Richard Bastien.

À la Sola Fides du fidéisme menant aux accès suprémacistes et homicides convulsifs, à la sola ratio du techno-scientisme, rationaliste jusqu’à l’industrialisation de ses guerres, puis au principe de nec ratio, nec fides de notre post-modernisme égotique, narcissique, sinistrement ludique et individualiste qui voue à la mort des millions d’enfants à naître chaque année au prétexte du confort et de la liberté sexuelle, s’oppose l’union nuptiale catholique de la fides et de la ratio, la foi en la divinité du Christ et sa promesse de vie éternelle d’une part et d’autre part la raison, confiance exprimée par son Créateur en l’aptitude de l’homme à user de sa liberté pour établir le bien et poursuivre son salut.

L’ouvrage de Richard Bastien, dont les qualités pédagogiques s’avèrent remarquables en cette matière philosophique exigeante, et dont les bibliographies complètes et soignées sont autant d’appels à la découverte, sans nul doute fera date. On le referme épris de cette espérance qu’ont répandue ces cinq défenseurs, chacun à sa façon: en notre époque de tribulations pour l’Église du Christ, taraudée des venins nihilistes précisément instillés depuis le monde dans lequel elle baigne, Richard Bastien nous renvoie à Chesterton qui montre qu’à chaque moment de l’histoire où l’on a cru qu’elle allait s’effondrer, elle ressuscita plus glorieuse que jamais. L’auteur d’Un nommé Jeudi écrivait: «En cinq occasions au moins – l’arianisme, les Albigeois, l’humanisme sceptique, l’après-Voltaire et l’après-Darwin –, la foi parut condamnée. Et cinq fois elle a enterré ses vainqueurs». La solution à l’«énigme» de cette renaissance, «c’est tout simplement la théologie de toujours».

* Protestants et anglicans ne sont-ils pas tous deux détonateurs de l’implosion moderniste?

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