À la pointe du calame. L’avenir du courage. Autour d’une anthologie de Claude-Henri Grignon (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 11 juillet 2018.

par Patrick Dionne

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 57/JUIN-AOÛT 2018]

Claude-Henri Grignon

Claude-Henri Grignon

Discours prononcé lors du lancement du livre Un Conservateur enragé (Éditions Synoptique, choix et préface de Patrick Dionne, épilogue de Pierre Grignon), à Montréal, le 19 avril 2018.

Le courage a-t-il un avenir ? Le courage intellectuel? A-t-il même un présent ? Le consentement au mensonge règle le battement des cœurs. L’iniquité a été érigée en morale, en pédagogie, en canon de loi. L’inversion tient lieu de métaphysique. Le désir de désincarnation est universel. Qui s’en aperçoit ? L’humanité a décrété qu’elle s’était engendrée elle-même à son image et à sa ressemblance, pour jouir d’elle-même, béate et glorieuse, éternellement. L’aventure promettait d’être excitante. Mais aux extases et aux frémissements du début ont vite succédé l’ennui, la morosité, le malheur. Car là où il n’y a plus que l’homme, il n’y a même plus d’homme. Tout se confond dans une masse informe. Le vieux Léon Bloy avait deviné l’ampleur et la signification de ce cataclysme. Le 23 décembre 1903, il notait, à la table d’un café: «Un individu quelconque vient d’entrer. Presque aussitôt arrive un autre individu exactement semblable au premier. Puis un second, puis un troisième, puis dix, puis vingt, cinquante, cinq cents, on ne sait combien. Le café est rempli à éclater de gens qui sont le même absolument, qui sont un seul. Et voilà le commencement de la fin des cafés, le commencement de la fin du monde.» «Nous sommes un seul» pourrait bien être le credo souterrain de notre temps. Je dis souterrain, car le credo officiel est «Soyons différents ensemble». Ce qu’on appelle la «crise des identités» (un phénomène qui paraîtrait très étrange aux Anciens) est en fait une révolution ontologique. L’individualité captive d’elle-même, de son angoissante insignifiance, s’invente une identité, plus ou moins fantaisiste, voire délirante, désespérée d’affirmer son existence et de se démarquer du reste de la race adamique, à laquelle elle veut en même temps et à tout prix s’intégrer. Mais le réel contredit sans cesse les prétentions de cette créature imaginaire, qui a besoin, pour croire à sa propre réalité, d’une légitimation métaphysique, morale et sociale constante et entière. Et les magistères se bousculent pour distribuer les bénédictions. Cette rage de fusion ne doit pas être assimilée au conformisme ordinaire, par comparaison fort inoffensif. Non, ce qu’elle traduit, c’est un vide d’être (Marcel De Corte), une solitude sidérale et une désintégration sociale, résultant d’une extension sans précédent de la terreur existentielle, qui est la pire des servitudes, parce qu’elle permet toutes les autres.

Ainsi chacun a ses idées personnelles, qui sont celles de tout le monde, et qu’il «partage» (partager est devenu un synonyme d’imposer) avec ses congénères, en d’interminables séances de ronrons ou d’aboiements. Les «coups de cœur», les «péchés mignons», les «allergies» du juriste vieillissant ou de la jeune barmaid, du riche immigrant ou du «pure laine» pauvre, de la journaliste athée ou du prêtre cultivé, exprimés en public (mais tout n’est-il pas public aujourd’hui ?), sans porter nécessairement sur les mêmes objets, sont identiques dans l’intention, l’émotion, la substance et le vocabulaire: volonté de se raconter, de se faire valoir, de se soulager; jovialité niaise ou affectée, dissimulant désillusion, lassitude et ressentiment; superficialité et à peu près; lexique d’environ cinquante mots. Je défie quiconque de faire un pas sans marcher sur un défenseur de droits, peu importe de qui ou de quoi, l’homme, la burqa, le grizzli, la calotte glaciaire, les cosses extraterrestres, le diable, etc. C’est l’Himalaya de la platitude. Devant un tel spectacle, je me répète les paroles de Théophile Gautier : «Je ne voudrais pas mourir, mais je voudrais être mort». S’il existe encore quelque rivalité, c’est pour déterminer qui sera le plus empressé des innovateurs en matière de droits et libertés. Le seul désaccord profond qui subsiste concerne la répartition des deniers publics (peut-être l’argent est-il le katéchon dont parle saint Paul, le retardateur qui retient l’Impie dans l’ombre – quoi de plus horrible qu’un monde où il n’y aurait plus d’argent, sinon un monde où chacun en aurait autant qu’il veut ? – car l’argent révèle les cœurs*). Voilà apparemment tout le chevaleresque intellectuel dont est capable cette grande époque.

L’uniformisation des esprits, qu’on remarque à peine – la mode est plutôt de voir partout des divisions insurmontables –, ne s’accomplit pas par la coercition et la torture, comme dans les États totalitaires islamistes, communistes ou hitlérien. En Amérique, en Europe de l’Ouest, personne ne risque d’être embarqué par des brutes en pleine nuit, déporté dans un camp ou fusillé pour crime contre la pensée. Nos libertés politiques sont fragilisées, en péril, mais elles résistent. Que craint alors la multitude? L’opprobre social, le rejet, l’isolement, la perte de confort et de bien-être ? Un peu tout cela. Comme si la tolérance, cette «valeur moderne», n’était qu’une baudruche. Il est vrai qu’Internet exacerbe la violence psychique et la lâcheté. La délation, l’intimidation, le psychodrame et la férocité y règnent en tyran. Il suffit d’émettre une opinion pas comme il faut (n’importe laquelle) pour que dix ou dix mille couillons hystériques et désoeuvrés réclament une autoflagellation publique et immédiate (d’ailleurs ces «murs» où l’on épingle ses miettes d’existence sont-ils autre chose que des simulacres miniatures du Mur des Lamentations?). Le rite punitif exalte les cervelles parce qu’il procure un sentiment de puissance, d’appartenance et de sécurité: participer au chœur des vomissures (la communion dans l’anéantissement est une parodie d’eucharistie), c’est prouver son orthodoxie à la communauté, et c’est se prouver à soi-même sa bonne santé mentale. «“Oser se dresser seul” est idéologiquement criminel», constatait George Orwell en 1946. Nous avons évolué depuis. «Oser se dresser seul» n’est plus seulement un crime idéologique, c’est également un symptôme de psychopathologie. Le pâteux moralisateur de Francfort, Theodor W. Adorno, a cru démontrer, dans son étude sur la Personnalité autoritaire parue en 1950 – soit un an après le roman 1984 –, qu’un esprit sain est un esprit libéral. Seuls des experts en sciences humaines pouvaient concevoir un guide servant à identifier les maladies politiques et à proposer des pistes pour les traiter. La psychologisation et la médicalisation effrénées ont ruiné ce qui restait à l’humanité de confiance dans ce monde et dans l’autre. Vers qui, vers quoi se tourner? Avec qui peut-on être ? On ne trouve plus de réponse et, anxieux d’être repéré par un agent de la diversité homogène, on se résigne à l’autocensure.

Je doute que le courage intellectuel devienne une «valeur québécoise» de sitôt. Nous sommes déjà tout ruisselants de transparence, de neutralité, de cyclisme, de convention collective, de coaching de vie et de 6/49. Claude-Henri Grignon, exaspéré par «notre frousse nationale», s’exclamait souvent: «Nous sommes finis!» Peut-être avait-il raison. Je n’attends pas grand’chose d’une société qui revendique en art la «parité hommes-femmes» – une absurdité dont les Muses se fichent éperdument –, et qui élit des maîtres du déguisement, des tourmenteurs de sacs en plastique et des promoteurs de l’assassinat thérapeutique. Le courage, comme les autres vertus, s’incarne dans un être de chair, dans une âme. De là l’expression «prendre son courage à deux mains». Le courage à huit ou à douze mains finit toujours par prendre ses jambes à son cou. Il ne s’agit pas de secouer des pancartes en criant, mais de nous demander ce que nous pouvons risquer. Évidemment, nous avons toujours quelque chose à perdre, une situation, un privilège, une relation et même notre âme…

Je ne crois pas que les Québécois soient plus peureux que les Anglais, les Coréens ou les Arabes. Nous avons eu nos héros de l’esprit: Olivar Asselin, Henri Bourassa, Jules Fournier, Lionel Groulx, Claude-Henri Grignon ont incarné la vertu de courage. «J’ai commencé par le pamphlet, je terminerai par le pamphlet», déclarait Valdombre en 1968, alors âgé de soixante-quatorze ans. Et il a bataillé toute sa vie. Accordait-il trop d’importance au pamphlet? Il en reconnaissait du moins la nécessité: «Il est permis à un pamphlétaire de se ressaisir, d’attendre et d’espérer. Le malheur veut que les crétins en profitent pour remonter à la surface. Je les compare à cette morve des lacs au printemps. Mais la débâcle éclate, soudain. Elle va tout nettoyer; elle va redonner aux lacs la transparence des sages méditations.» J’aime cette force, ce rire viril, cette familiarité vive avec laquelle Grignon engueule son homme. La polémique est un art. Elle requiert un détachement, une légèreté, une bonne humeur, une discipline qu’on ne soupçonne plus.

L’auteur d’Un Homme et son péché savait contempler un ciel désolé, une jolie femme corporente, un lac tranquille, un vergé qui se repose à l’ombre (de là le pseudonyme de Valdombre), admirer une page lyrique, un vaillant défricheur, apprécier un bon vin, une conversation animée. J’aime ce Grignon contemplatif, qui évoque les correspondances entre le ciel et la terre avec une simplicité émouvante, signe de l’authentique beauté:

« Dans les pays d’en haut, il est deux mois durant l’année que j’aime par-dessus tout: novembre et avril. Des mois bien tristes, disent plusieurs. Mais c’est précisément parce qu’ils sont tristes que je les aime, que je les porte en mon âme tel un baume qui servira à panser des vieilles plaies. Avril, novembre, mois indécis, tout en nuances, qui n’appartiennent ni à l’été ni à l’hiver. Ils sont des déshérités, des enfants pauvres, sans parents, sans amis. […] Novembre, avril, voici les nuages, ces cavaliers du ciel, que fouette le vent du nord et qui courent, éperdus, tourmentés et fous vers le sud. Ils rasent les montagnes et désertent le pays. Il semble que c’est la fin d’un bonheur immense que nous n’avons pas connu. […] Tout retourne à ce qui fut et tout vient de ce qui a d’abord été. Pour moi, novembre et avril sont des figures du passé, indistinctes souvent, fugitives, belles et chères, toujours voilées et qui me sourient à travers leurs larmes. Elles parlent un langage que je suis probablement le seul à comprendre, mais qui porte un accent qui ne peut pas me tromper. Avril, novembre ! Tous mes chagrins, tous mes regrets, tous mes espoirs, tout mon pays!»

Je ne sais ce que penserait Claude-Henri Grignon de ce Conservateur enragé, de ma préface en particulier. Peut-être me flanquerait-il une taloche en me traitant de «gueule d’amour polisseuse de phrases» ou d’«exotiste à beau linge qui se prend pour Samson». Et je me retrouverais sur une étagère à bibelots, entre Paul Morin et Victor Barbeau. Il y a des compagnies moins enviables. Je serais plus malheureux à L’Inconvénient, où l’on risque à tout moment de perturber une oraison kundérienne ou de s’asseoir sur le chapeau de Carl Bergeron. Je ferais peut-être sacrer Valdombre en ajoutant qu’il fut aussi gaulois que régionaliste. Les Pamphlets marquent la maturité du style de Grignon, qui se débarrasse de ses effluves romantiques et d’un certain maniérisme, pour retrouver quelques-unes des libertés de Montaigne et de Rabelais. Sa sensibilité franche, sauvage, inventive, s’affirme alors pleinement et détermine la couleur de son régionalisme (on oublie qu’il y a plusieurs régionalismes: Jean Narrache, par exemple, lui a donné un tour élégant, presque précieux). Cette querelle «canayenne», entre exotistes et régionalistes, fut finalement scolaire et stérile. Une œuvre a ses exigences propres. Un genre aussi. Qu’est-ce qui empêche un poète de passer d’un style emporté à un style limé, ou de la langue des hommes à celle des anges – toutes deux divines à leur manière? Et en quoi la variété des talents est-elle un défaut? Horace représente une sorte de perfection à cet égard.

«Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-coureur de la fin?» demandait Alexandre Soljénitsyne il y a quarante ans. Il faudra toujours le rappeler. Il faudra aussi rappeler que la condition du courage, c’est l’amour. On ne défend que ce qu’on aime. Claude-Henri Grignon ne l’ignorait pas. En 1957, après avoir entendu quelque ineptie à la radio, il écrivait au dominicain Marcel-Marie Desmarais: «Faut-il que je ressuscite les Pamphlets? Bien possible. Quant à moi très souhaitable!!!» J’ai voulu exaucer ce souhait, par gratitude pour un homme qui m’a montré qu’il était possible, ici, au Québec, d’être catholique et intelligent, pieux et déniaisé, comique et sérieux, polémiste et poète, convaincu qu’un piqueur de colères prophétiques tel que Valdombre peut nous réapprendre à nous tenir debout.

* [Note] «Et maintenant, vous savez ce qui le retient [l’homme du péché, ou selon saint Jean, l’Antichrist], pour qu’il ne se manifeste qu’en son temps. Car, le mystère de l’iniquité est déjà mis en activité. Que seulement le retenant soit écarté, et l’impie se manifestera» (2 Th, II, 6-8). Qu’avait en tête l’Apôtre lorsqu’il rédigeait ces lignes? La Tradition a proposé diverses hypothèses, aucune n’étant satisfaisante. Je pense avec Béda Rigaux qu’on peut discerner dans le retardateur (ou le retenant) un principe, plutôt qu’une personne ou une collectivité. Aussi faut-il, comme le souligne Rigaux, que le katéchon remplisse «une double condition: jouer le rôle d’obstacle et pouvoir être mis un jour de côté». Enfin le katéchon doit être une force temporelle, transhistorique et universelle. L’argent répond à ces critères: il permet certains bienfaits, empêche certains maux, partout, dans tous les siècles, et ne sera d’aucune utilité à l’heure de la Parousie. Certes l’argent joue également un rôle malfaisant, un rôle d’idole; mais cette idole n’a-t-elle pas un statut inférieur, de «substitution», en regard de l’Idole ultime, «celui qui s’élève au-dessus de tout» (2 Th, II, 3-4), l’Homme du péché? Il y a une hiérarchie dans le bien comme dans le mal. Sur toutes ces questions, je ne saurais trop recommander l’ouvrage de Béda Rigaux, L’Antéchrist et l’Opposition au Royaume Messianique dans l’Ancien et le Nouveau Testament, Paris, Gabalda, 1932, p. 250-308.

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