Religion et Politique: Les intellectuels québécois et les dernières élections fédérales

Mise en ligne de La rédaction, le 20 juillet 2011.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 32 / ÉTÉ 2011 ]

Je lis peu, d’ordinaire, les blogs et les journaux, moins par incuriosité que par souci d’hygiène intellectuelle. Je sais, pour l’avoir constaté maintes fois autour de moi, que de telles lectures ont un effet destructeur sur la vie de l’intelligence, nous enfermant petit à petit dans une pensée moyenne, des formules convenues, des variations oiseuses sur des thèmes et des arguments trop prévisibles. La superficialité des intellectuels, leur carriérisme, leur pusillanimité, leur inintelligence ne sont pas en cause. La raison est plus profonde. Le blog, prolongement cancéreux du journal quotidien, nous enfonce malgré nous dans une parole stérile et automultiplicatrice, dénuée de dignité et de beauté, masque spécieux du désespoir. La verbosité n’est-elle pas l’un des principaux symptômes de l’acédie, selon Thomas d’Aquin ?.

Une fois n’est pas coutume, l’élection fédérale du 2 mai dernier m’a poussé à fréquenter blogs et journaux pendant quelques semaines. Est-il besoin d’avouer que je souhaitais, et même espérais malgré les signes contraires, un gouvernement conservateur majoritaire ? Je craignais toutefois que Harper ne puisse y arriver et qu’une coalition sinon une fusion entre le NPD et le Parti libéral évince ce gouvernement conservateur affaibli. C’eût été une pénible défaite pour le conservatisme canadien (au sens large), dont il ne se serait pas facilement relevé.

On sait que ce scénario ne s’est pas réalisé. Au contraire, nous avons assisté à une grande victoire conservatrice à laquelle contribua le Canada entier, à l’exception du Québec. Chez nous, ce fut la stupéfaction. Cinquante-neuf députés néo-démocrates sur soixante-quinze, les trois autres partis fédéraux se partageant le reste des sièges (sept aux libéraux, cinq aux conservateurs et seulement quatre aux bloquistes). Paradoxalement, plus de 40 % des Québécois ont voté pour le parti le plus socialiste, le plus centralisateur, le plus multiculturaliste au Canada, le NPD. Anglophones ultrafédéralistes du West Island et un pourcentage notable de souverainistes canadiens-français se donnèrent la main sans le savoir dans cette absurde opération. Vive le Québec ivre ! L’émotion, seule, autorise une telle coincidencia oppositorum. Dans les circonstances, le mot célèbre de Wilfrid Laurier fut maintes fois cité : « La province de Québec n’a pas d’opinions, elle n’a que des sentiments. »

Est-ce un vote populiste, comme le soutient Mathieu Bock-Côté ? Oui, en ce sens que l’élite des journalistes et des professeurs n’eut guère d’influence dans l’affaire. À l’indubitable élément gauchiste, jeune, imprégné de romantisme politique, s’est probablement ajouté l’effet Tout le monde en parle, évoqué par Yves Boisvert dans La Presse : « Dans le salon d’une famille que je connais, on a entendu spontanément les enfants dire : moi, je vote pour Jack ! » Rien n’est impossible avec une canne et une moustache. Ce sont là les temps modernes.

Toutefois, la tendance, bien que forte, n’a pas chambardé entièrement les clivages géopolitiques québécois habituels : le Bloc a conservé 23 % de l’électorat (les vieux séparatistes purs et durs de soixante ans et plus ?), l’Île de Montréal a voté à 20 % pour le Parti libéral (le résidu de vieux fédéralistes trudeauistes du West Island ?) ; quoique la ville de Québec ait été emportée également par la vague jaune orange, 27 % de l’électorat est resté fidèle au Parti conservateur. Et la Rive-Sud de Québec, jusqu’à la frontière américaine, est demeurée presque entièrement bleue, résistant à la vague néo-démocrate.

Le lendemain des élections, les Canadiens anglais n’ont pas caché leur joie de voir le Bloc québécois à peu près éradiqué. Cette semaine-là, les Québécois s’apparentèrent moins à leurs yeux à des traîtres en puissance qu’à des fous imprévisibles et inoffensifs. Les fédéralistes du Québec, comme il arrive souvent, proposèrent des analyses d’une rare platitude. Méditons cette perle d’André Pratte : « En démocratie, les citoyens ont toujours raison ». Il faut relire aussi la chronique du 4 mai de Pierre Foglia dans La Presse sur la nouvelle députée de la circonscription d’Abitibi-Témiscamingue :

C’est pas un raton laveur. Pas un poteau non plus. Une jeune femme avec des valeurs, des idées, la militante typique du NPD, le genre à s’enflammer en vous parlant des aidants naturels ou du transfert des budgets liés à la culture.

Lundi soir, Christine Moore, c’était aussi une toute petite fille, c’était le 24 décembre et le père Noël venait juste de passer, même qu’il avait une canne.

Admirons en silence, sans l’affaiblir par le moindre commentaire, cette puissante analyse saupoudrée d’un touchant sentimentalisme bobo.

Les analystes indépendantistes, de leur côté, furent ébranlés par ces résultats. À droite, certains ne cachèrent pas leur consternation ( Jacques Brassard, Joseph Facal), d’autres, au sein de cette droite nationaliste, cherchèrent et même crurent trouver dans cette vague d’une ampleur inattendue quelques signes encourageants pour leur cause. Mathieu Bock-Coté représente bien ce courant optimiste : « La question nationale ne disparaît pas. Elle se reconduit même dans de nouveaux paramètres avec un NPD à majorité québécoise devenant l’opposition officielle canadienne. La contradiction Canada-Québec est toujours visible. Le “moment NPD” ouvre un nouveau contexte forçant les souverainistes à faire preuve d’imagination stratégique. Il n’est pas certain que cette nouvelle donne soit à leur désavantage. » Et du même : « Le PQ a une responsabilité immense. Il devra se garder d’une erreur : reconnaître dans le vote du NPD un appui à la “gauche”, alors qu’il s’agit d’un vote fondamentalement protestataire. Le mouvement national est appelé à une nouvelle synthèse : revisiter les fondamentaux du nationalisme en les actualisant dans un contexte historique inédit. La tâche est énorme. Elle n’est pas impossible. »

Imagination stratégique ? Nouvelle synthèse ? J’ai peu de certitudes en ce bas monde, mais je sais que si l’indépendance se concrétise, ce sera sous le coup d’une vive émotion. L’intelligence est une petite chose à la surface de l’opinion souverainiste.

« Comme la plupart des Québécois, le Canada anglais m’indiffère », écrit encore Bock-Côté. Pourquoi cette indifférence ? Ne partageons-nous pas des institutions, des traditions religieuses, sociales, politiques ? N’appartenons-nous pas à une même civilisation ? Comme Burke ou Vico, j’aime à considérer l’Occident comme une seule nation dont le destin historique s’est ramifié selon des modalités particulières, mais parentes. Le thème identitaire a tendance à s’engouffrer dans ce que Freud appelle le « narcissisme des petites différences ». L’identité pensée, repensée, majorée, devient fatalement mi-fictive, mi-réelle ; à demi-mythique, elle perd tout contour stable, s’élargit, s’amplifie, se gonfle, et finalement éclate et s’évapore comme une immense bulle d’air. À vouloir définir trop précisément l’identité québécoise, à en exagérer la portée et la force, on la démonétise et on la discrédite. Vécue, elle se satisfait de l’ombre, agit inconsciemment, sans être déformée par cette obstination suspecte à spéculer sur elle-même. Tenter de la contempler, c’est la perdre – et la remplacer par un double de moins en moins ressemblant. Je la pense et elle me fuit (« Tantôt je pense et tantôt je suis », disait Paul Valéry). En réalité, le sort du Québec ne saurait être séparé de celui du reste de l’Occident. Encore moins de celui de son voisin et compagnon de route. Des intellectuels canadiens-anglais, William Gairdner ou Rory Leishman par exemple, remettent en question la constitution de 1982 et le multiculturalisme. Le procès du libéralisme a commencé au Canada anglais. À la façon anglo-saxonne, pragmatique, utilitariste, moins sensible que les Latins aux idées mères. Mais avec des résultats concrets. Le Canada libéral recule, pendant que la contre-culture rousseauiste, féministe, fusionniste, anomique, continue d’altérer le tissu social et moral de notre infortunée nation.

La réalité est que ce vote québécois conforte la plupart des indépendantistes, à quelques exceptions près (parmi lesquelles Jacques Brassard, Mathieu Bock-Côté, Éric Bédard, Joseph Facal), dans l’idée que le combat se situe entre un Québec de gauche et un Canada de droite. « D’un côté, il y a le Québec progressiste, de l’autre, il y a le Canada conservateur », a-t-on pu lire dans une lettre ouverte signée par deux cents artistes. Est-il utile d’ajouter que cet angélisme politique dissimule une pratique morale et sociale radicalement différente ? La déloyauté, l’infidélité, un individualisme mâtiné de solidarités imaginaires prospèrent derrière le paravent de nos présomptueux discours. Ce manichéisme gauchiste correspond à la position défendue par l’influent et creux Jean-François Lisée : les valeurs québécoises (les artistes, les subventions à la culture, l’environnement, la solidarité obligatoire, le pacifisme, les Palestiniens, le laïcisme, le bien) contre les valeurs canadiennes (la morale judéo-chrétienne, les pétrolières, le militarisme, Israël, la télévision américaine, le mal). La République du ressentiment que préparent les collaborateurs du site internet indépendantiste et monomaniaque Vigile répond à la logique actuelle de la situation. La nouvelle République vigilienne se greffera tout naturellement à l’esprit révolutionnaire : elle sera tiers-mondiste, pro-palestinienne, étatiste, onusienne et socialisante.

Face à une telle tentation (qu’exaspèrent la crise du Parti Québécois et les succès médiatiques d’Amir Khadir), les indépendantistes plus conservateurs joueront-ils le rôle d’idiots utiles ? Plusieurs voient le piège. Oseront-ils s’opposer aux boutefeux gauchistes s’ils s’aperçoivent que cette stratégie « fonctionne » et qu’elle mène directement à l’indépendance du Québec ? Je serais étonné qu’un Jacques Brassard embarque dans ce bateau, mais l’idée d’indépendance envoûte, paralyse, déçoit, surexcite alternativement ses victimes : elle chasse toute prudence, toute sagesse politique.

(…)

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