Le siècle, les hommes, les idées. Des œuvres de l’exil et de l’attente – Les Éditions Synoptique (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 19 décembre 2016.

par Patrick Dionne

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 52/NOVEMBRE 2016-JANVIER 2017 ]

Les Éditions Synoptique

Discours prononcé le 22 septembre 2016, à l’occasion du lancement des Éditions Synoptique et du livre Entailles II de Patrick Dionne, en vente à la Librairie Le Port de tête, 262, av. Mont-Royal Est, Montréal, Tél: 514 678-9566 (librairie@leportdetete.com).

Je commencerai par un aveu: ce qui est nouveau m’incite rarement à une débauche d’onomatopées admiratives et de roucoulades extasiées. Et j’ajouterai, au risque de passer pour un ironiste, que je ne vois pas grand’chose, depuis le Nouveau Testament, que l’on puisse qualifier de nouveau. Le vieux sceptique éclairé, le moraliste auroral, Qohélet, ne prétendait-il pas qu’«il n’y a rien de nouveau sous le soleil»? La nouveauté exhibitionniste, rituelle, brutale qui déferle sur le siècle est trop éperdue d’elle-même pour n’être pas mystification, falsification, fraude, mensonge ou, comme le suggérerait C.S. Lewis, tactique du diable. Elle gicle des mamelles du publicitaire et du psychologue, du législateur et du professeur, de l’actuaire et de l’eugéniste, un peu plus surie qu’hier, un peu moins gluante que demain, et la quidamerie affamée ouvre la bouche et avale. Elle se déverse dans l’industrie, la finance, la médecine, l’art, l’éducation, la science, l’État, la religion, la vie affective. Combien de nouveaux films cette année, de nouveaux livres, de nouveaux gadgets informatiques, de nouveaux médicaments, de nouvelles recettes de carré aux dattes, de nouvelles libertés sexuelles, de nouveaux produits amaigrissants, de nouvelles lois, de nouvelles guerres, de nouvelles maladies mentales? Quoi de vraiment neuf dans tout cela?… Qu’est-ce alors qu’une nouveauté digne de ce nom? Ne serait-ce pas une vérité piétinée, oubliée, un visage du beau ou du bien humilié, abandonné, qu’un talent – «un tas de coups reçus dans le cœur», selon Jules Barbey d’Aurevilly –, qu’une âme abîmée dans la lumière, amoureuse, épouse solennellement, un épithalame vivant, stellaire, qui embrase et déchire notre nuit? En ce sens, une nouveauté, n’est-ce pas de «l’éternité retrouvée», comme l’affirmait Gustave Thibon? Synoptique est une maison d’édition – disons un appartement d’édition, ce qui est plus conforme à la réalité et rassurera la famille Gallimard – qui s’inscrit dans une tradition séculaire, à peu près perdue, la tradition du bel imprimé, de l’ouvrage dont le corps et l’âme ne font qu’un. Bien que ce temps grouille d’autofellationnistes compulsifs, je ne prédis pas un insuccès total, et je fais mienne cette remarque de Paul Valéry, qui résume assez mes ambitions: «Songez à ce qu’il faut pour plaire à trois millions de lecteurs. Paradoxe: il en faut moins que pour ne plaire qu’à cent personnes exclusivement

Le livre s’est progressivement enlaidi depuis le XIXe siècle, jusqu’à l’hideux livre de poche (quelle appellation !), conçu pour rendre la culture «plus accessible» –, et effectivement elle se laisse peloter par le premier venu. Les éditeurs, ces augustes gérants de boutique incapables de rédiger une lettre, pour qui les noms d’Alfred Vallette ou de T.S. Eliot font figure d’énigmes, ne publient que les copies émasculées de personnalités amies et les «valeurs sûres», ayant prononcé le serment de ne jamais risquer d’argent sur un livre, tout en exigeant d’être vénérés comme d’authentiques hommes d’affaires. Les imprimeurs illettrés sont la norme, les graphistes daltoniens sont légion. Les bibliothèques se vident – même les livres les ont désertées –, et les librairies, pour assurer un roulement, proposent des activités para ou extralivresques : par exemple, manger une soupe, écouter une version gomme-baloune de Mozart, pour reprendre l’expression de Leonard Cohen, ou encore explorer un rayonnage de «toutous». Quant au numérique, ce royaume sans promesse qui multiplie les simulacres, il sera bientôt, malgré son aura d’immortalité, terrassé par une autre puissance, plus redoutable. L’affaissement n’appelle qu’une réplique: défendre ce qu’on aime et incarner ce en quoi on croit. J’ai donc décidé de fonder les Éditions Synoptique.

Synoptique vient du grec sunoptikos: «Qui embrasse tout d’un coup d’œil». Embrasser la terre et le ciel, le temps et l’éternité, le visible et l’invisible, pari impossible, héroïque. Qui n’a remarqué que le monde moderne a la rage du détail? Que de cervelles obsédées par lui et par lui uniquement ! Ne subissons-nous pas tous les jours les déballages d’un collègue de bureau, d’un voisin, d’un chauffeur de taxi, d’un journaliste, d’un philosophe, d’une belle-mère que l’empilage de détails jette dans des transes inexplicables? Et nous voilà exaspérés, désespérés, rêvant de gibets et de potences, prêts à confesser, avec le héros de la Grande Beuverie, qu’un ou deux litres de rouge auraient bien mieux fait notre affaire… Ce qui ne s’ordonne à l’ensemble, à une finalité transcendante, divise, épuise, tue. À vouloir tout dire, on ne dit rien.

À l’inverse, qui n’a ressenti le caractère apaisant et fortifiant d’une vue récapitulative, d’une analogie médiatrice, d’une pensée qui va à l’essentiel, où chaque syllabe paraît sacrée, semble contenir un univers, traduit quelque chose du mystère et en célèbre la beauté virginale? «Une réponse juste a la douceur d’un baiser», écrivait Goethe magnifiquement. L’image du baiser est évocatrice. Nous aspirons fondamentalement à l’unité, à la communion, à l’Un, non au Multiple, à la séparation, à la dislocation. «Notre tâche urgente, quotidienne, profondément sérieuse, observait encore l’auteur des Affinités électives, est de mettre nos paroles dans un accord aussi étroit que possible avec nos sentiments, nos observations, nos réflexions, notre expérience, nos idées, nos jugements.» Ce qui nous rappelle que le langage nous condamne à des formulations éternellement imparfaites, et que pour ne pas déshonorer complètement le verbe, il importe de parler, d’écrire en se tenant le plus près possible du silence. J’estime avec Denys le Pseudo-Aréopagite que le grand art réside là, et peut-être aussi la sagesse: «Plus haut nous nous élevons en effet, et plus nos paroles deviennent concises, car les intelligibles se présentent de façon de plus en plus synoptique.»

Les Éditions Synoptique publieront des œuvres de sève et de sang, de passion et de résurrection, des œuvres enracinées, étoilées, contre-universitaires, contre-intellectuelles, estimerait Ramuz, où chaque mot est vital, à sa place, où chaque phrase est une respiration, essais, poèmes, aphorismes, fictions, correspondances, autant de chevauchées dans les contrées de l’exil, de l’attente, du mystère et du miracle.

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