Document. Philippe Muray: Sortir du XIXe siècle*

Mise en ligne de La rédaction, le 4 avril 2016.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 50/MARS-MAI 2016 ]

Philippe Muray

«Pourquoi ne pas donner à l’école primaire des cours de dactylographie? À la place de l’enseignement religieux, par exemple.» (Adolf Hitler)

«– Vous vous croyez fort et fin, parce que vous prenez le vent et le courant.
Mais celui-là seul est solide qui s’appuie sur les choses permanentes.»
(Paul Claudel)

Le désincarnant
S’il existe des écrivains munis d’antennes subtiles et frémissantes, habiles à capter les bizarres métamorphoses des psychés modernes, peu ont la force de porter la vérité simple. Souvent sismographes, rarement remparts, leur nervosité les expose davantage à l’influence sinistre du Malin qu’au discernement des esprits. Satan, d’ailleurs, subodore certainement le méandre, le labyrinthe, la carence, la verbosité et l’espèce de débilité morale particulière à l’intellectuel. Que la possession diabolique ne soit pas un phénomène extraordinaire, c’était l’avis de Bloy, et aussi de Claudel: «La possession, dont la forme initiale est l’obsession, est un phénomène commun sans lequel il nous serait impossible d’apprécier les formes variées de la perversion et de l’endurcissement autour de nous, et en nous-mêmes, hélas! du cœur et de l’intelligence.» Philippe Muray savait, comme Gabriel Marcel, que le monde actuel a surtout besoin d’exorcismes. On ne croit plus au démon, parce qu’on s’est mis à sa merci. Les peurs salutaires du passé, lorsque affinées, intériorisées, s’intégraient à un composé complexe de vertus et de sentiments primordiaux, hérités, vécus, transformés, enrichis, transmis, que nous pourrions nommer «piété», si l’on donnait à ce mot une certaine latitude sémantique, en y adjoignant, par exemple, comme l’aidos (αίδως) des anciens Grecs, les significations analoguées de pudeur, de honte, de modestie, de crainte respectueuse, de timidité, de respect, de déférence, d’égards, de pitié, de miséricorde. «Nul n’est sage s’il n’est pieux», disait Joseph Joubert, ce Grec égaré en un XVIIIe siècle qui s’acheva en un vomissement sanglant. Et Vico, un autre étranger à son siècle, clôt son chef-d’œuvre, La Science Nouvelle, par une formule similaire: «[…] si l’on n’est pas pieux, on ne peut être vraiment sage». Cette piété préservatrice des cités tisse une mince toile sur l’abîme, infiniment fragile, sans cesse déchirée, et qu’il faut recoudre à chaque génération comme d’infatigables Pénélopes, en particulier à cause des petits barbares qui envahissent continûment la cité avec les pires dispositions (il faut se méfier, avec Muray, du culte des enfants). Lorsque ce filet protecteur disparaît, on ne remarque rien, ou presque rien, un presque-rien qui sépare la civilisation de la barbarie. Mais le rire devient ricanement, la contemplation obsession, l’émerveillement terreur et la joie est remplacée par une parodie bruyante et inquiète. Muray l’appelait le festif, une fête privée de ce qui fonde les fêtes: la présence reconnue du transcendant. Il est vrai que ces mutations morales restent longtemps incognito. Des badauds enthousiastes parleront même de progrès: «Depuis que Dieu n’existe plus, comme tout marche bien!» Claudel n’a pas tort. On se sent moins coupable, plus libre, plus dynamique sans rien ni personne au-dessus de soi. Au moins pour un temps. Heureux XIXe siècle! L’abécédaire du suivant. Et du nôtre. La fidélité se meurt. Chacun a appris à «vivre sa vie», à n’exister que pour soi, en un monde clos, semi-imaginaire. À l’époque candide et satisfaite des Hugo et des Renan, la déperdition, le pourrissement, les mauvaises odeurs n’étaient perçus que par de rares esprits, telle, pour Muray, cette figure votive: Charles Baudelaire, qui ressentit en sa chair la brisure, la cassure, la déliquescence du monde. Aujourd’hui, qui n’est pas au moins effleuré par un vague doute? La souffrance, l’inquiétude, la peur, tapies dans nos entrailles, nous torturent en secret. La fissure s’étend et personne ne veut la voir. Que faire? Il importe d’accumuler béquilles et calmants, d’endormir ou de maquiller notre angoisse, de l’atténuer en lui attribuant une cause imaginaire. Les guerres et les famines lointaines jouent ici un rôle indispensable. Les catastrophes écologiques ou humanitaires sont un baume pour des millions d’esseulés, une prescription quotidienne de médias dont la vocation est essentiellement thérapeutique. Par malheur, soulager n’est pas guérir, et la folie gagne constamment du terrain. Le mental prend la place du vital; le mécanique succède au vivant. Et le monde intérieur désolé tend chaque jour davantage à investir le réel, à le modifier à son image. Au bout de ce cul-de-sac, en un état de fragmentation psychotique où l’individuation devient massification, l’être diminué n’aspire plus qu’à une sorte d’inexistence. «Qui ne croit plus en Dieu, il ne croit plus en l’Être, et qui hait l’Être, il hait sa propre existence.» Le mot est encore de Claudel, l’autre figure du XIXe siècle à travers les âges affranchie de la dixneuvièmité. La haine de l’existence constitue le démoniaque au sens fort. Satan est le désincarnant.
(…)

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