Le siècle, les hommes, les idées. Le cardinal Turcotte ou comment gérer la mort de l’Église (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 11 juin 2015.

par Luc Gagnon

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 47 / MAI-JUILLET 2015 ]

Mgr Jean-Claude Turcotte

Le décès du cardinal Jean-Claude Turcotte le 8 avril dernier marque la fin d’une étape peu glorieuse dans l’histoire de l’Église du Québec. Il symbolise parfaitement l’évêque québécois interloqué de l’après-Révolution tranquille qui a géré la décroissance de son Église jusqu’à la mort clinique, qui a plus souvent soufflé sur la mèche qui brûlait encore qu’il n’a rallumé la foi endormie dans l’âme des anciens Canadiens français. Les hommages qu’il a reçus, la plupart venant de chroniqueurs ou de politiciens incroyants qui ignorent tout de la foi chrétienne, relèvent du surréalisme le plus puéril.

Devant l’insignifiance de ses trente années d’épiscopat, de ses participations ex officio à des synodes romains jusqu’à ses catéchèses aux JMJ, on s’est rabattu sur ses photos en tablier du Journal de Montréal lors du Vendredi saint à l’Accueil Bonneau où il se rendait (une fois par année en limousine) pour servir la soupe à quelques itinérants avant de rentrer, toujours conduit par son fidèle chauffeur Arthur, à son palais cardinalice du Golden Square Mile pour manger un vrai repas en bonne compagnie. Qui lui rendait visite au réfectoire du palais? Je n’ai jamais entendu parler de SDF. Par contre, il s’est vanté d’avoir souvent reçu le ministre Claude Ryan, les premiers ministres Robert Bourassa et Lucien Bouchard, le banquier André Bérard qui voulait «fermer la Gaspésie», le richissime homme d’affaires de Hampstead Ben Weider… Malgré le caractère moribond de son Église, le médiatique archevêque pensait conserver de l’influence en fréquentant les grands de ce monde. Les pauvres de Montréal qu’il disait tant aimer ne risquaient pas de le voir dans le métro ou dans la rue puisqu’il tenait à conserver, en plus de sa voiture de fonction, une automobile personnelle dans le garage de l’archevêché pour se rendre librement à son chalet dans Lanaudière.

Beaucoup de commentateurs ignorants ont soutenu que l’Église de Montréal sous le mandat de Mgr Turcotte avait simplement suivi la pente irrémédiable de la déchristianisation occidentale. C’est faux. Plusieurs évêques énergiques et vraiment évangéliques ont su redonner du souffie à leur Église dans les dures années 1980-2000, pour transmettre la foi aux générations futures, comme le cardinal John O’Connor à New York ou le cardinal Jean-Marie Lustiger à Paris. Ce dernier a refondé à Paris une école de théologie véritablement catholique qui loge dans le magnifique Collège des Bernardins, inauguré par le Pape Benoît XVI en 2005; il a inspiré de nombreux jeunes hommes de valeur à se donner généreusement dans la vie sacerdotale; il a revitalisé les paroisses centrales de Paris, comme Saint-Germain-des-Prés, Saint-Louis-en-l’Île, Saint-Médard et Saint-Séverin, en y logeant les séminaristes et en y assignant des prêtres doués qui maintiennent un bon niveau intellectuel par leur enseignement au Collège des Bernardins; il a aussi fondé Radio Notre-Dame et le réseau de télévision catholique KTO; il a redonné vie à sa vénérable cathédrale Notre-Dame en y prêchant avec sa conviction de converti tous les dimanches à la messe vespérale.

Qu’a fait le cardinal Turcotte ? Il a failli fermer le Grand Séminaire de Montréal, qui a été sauvé in extremis à la fin de son calamiteux mandat grâce à la vente par les Sulpiciens du Collège de philosophie sur le mont Royal (longtemps loué au Collège Marianopolis), et son plan était de livrer les quelques séminaristes restants à l’enseignement des défroqués et apostats de la Faculté de théologie de l’Université de Montréal, alors que son prédécesseur Paul Grégoire avait retiré de ce milieu délétère les séminaristes montréalais il y a plus de trente ans. La pratique religieuse et le nombre de vocations sacerdotales n’ont cessé de baisser durant son épiscopat : peut-être que les jeunes gens n’étaient pas très inspirés par son modèle de vie bourgeoise et démagogique. Il a fermé l’Institut catholique de Montréal, fondé par Mgr Grégoire pour former des enseignants catholiques. Il a été le meneur parmi les évêques du Québec pour renoncer à l’article 93 de la Constitution canadienne qui protégeait le maintien des écoles catholiques publiques du Québec, au grand étonnement et à la pleine satisfaction du ministre des Affaires intergouvernementales, Stéphane Dion, qui a piloté l’amendement constitutionnel en 1997; il a contribué fortement à sortir la religion des écoles du Québec sous tous ses aspects en s’opposant frontalement dans les années 2000 au cardinal Marc Ouellet, alors archevêque de Québec, qui voulait maintenir l’enseignement religieux et qui rejetait le nouveau cours syncrétiste Éthique et culture religieuse. Il a fermé des dizaines d’églises et de couvents sans chercher de solutions pour sauver ces vénérables lieux de ressourcement spirituel pour plusieurs générations de religieux et de simples fidèles montréalais, comme le couvent Marie-Réparatrice à Outremont, qui recevait des retraitants, ou le monastère des Franciscains du boulevard Dorchester, où on pouvait se confesser à toute heure du jour et assister aux aurores à la première messe sur l’île de Montréal. Sa prédication, que j’ai souvent dû subir, était toujours constituée de textes soporifiques lus sans aucune conviction: il accomplissait le service minimal lors des grandes cérémonies liturgiques. Cet effondrement de l’Église catholique de Montréal, dont il a été responsable, ne «l’empêche pas de dormir», comme il le confiait à la journaliste Micheline Lachance en 1997 dans L’Actualité. Le cardinal Turcotte a avalisé l’apostasie tranquille de Ville-Marie.

Certains conservateurs ont salué sa renonciation en 2008 à l’Ordre du Canada alors que cette institution s’était défigurée en accueillant parmi ses membres l’avorteur Morgentaler. Lucien Bouchard a esquivé par un sourire une question à ce sujet à Radio-Canada. En fait, le cardinal Turcotte a toujours lutté contre le mouvement pro-vie: il a qualifié les valeureux participants du congrès de Vie Humaine Internationale, tenu dans un hôtel du centre-ville de Montréal en avril 1995, de «capotés» (citation de Micheline Lachance dans L’Actualité) alors qu’il se prélassait dans son palais voisin en contemplant les 30 000 enfants québécois supprimés annuellement par l’avortement. En novembre 2005, il a refusé d’appuyer même moralement le congrès pro-vie canadien qui a été déplacé de l’Oratoire Saint-Joseph au dernier moment à la suite des manifestations violentes des milices pro-mort qui ont fait trembler les courageux religieux de Sainte-Croix, dirigeants du sanctuaire. Par la voix de son vicaire général, il m’avait indiqué en 2005 qu’il ne participerait jamais de toute sa vie à une manifestation publique pro-vie, promesse qu’il a respectée alors que les archevêques Marc Ouellet, Gérald-Cyprien Lacroix et Christian Lépine, son successeur, ont tous participé avec enthousiasme à la Marche nationale pour la vie qui se tient chaque année au mois de mai à Ottawa.

Dans un livre d’entretiens publié par Pierre Maisonneuve en 1998, le cardinal Turcotte ne pouvait évoquer que deux œuvres dans son diocèse qui suscitaient en lui de l’espérance: le centre œcuménique Unitas et le relais Mont-Royal des jeunes, deux associations progressistes aujourd’hui mortes ou moribondes mélangeant le new age, le bouddhisme et le christianisme. Un beau bilan! Et combien de communautés religieuses a-t-il laissé mourir sans les remplacer : les Sœurs Grises et leur couvent de la rue Guy qui a déjà logé trois cents religieuses, ou les Sœurs des Saints-Noms de Jésus et de Marie et leurs immenses couvents et écoles élitistes d’Outremont? Le synode diocésain de Montréal de 1999 s’est révélé être un sommet de verbiage inutile impliquant une majorité de laïcs ignorants et non-pratiquants alors qu’il aurait dû orienter le diocèse vers une conversion radicale après quarante ans de capitulation religieuse. Il a abouti à une résolution révolutionnaire que l’archevêque a bêtement validée de son autorité, sachant bien qu’elle s’opposait à la doctrine romaine : l’absolution collective. Un curé de Verdun, l’abbé Robert Paradis, s’y est opposé et le très charitable cardinal Turcotte l’a immédiatement renvoyé de sa paroisse comme un criminel. Ce pauvre et humble curé ne pourrait sûrement pas dire comme l’ami et ex-premier ministre Bouchard: «On ne pouvait pas ne pas aimer le cardinal Turcotte». Parlez-en à tous ces prêtres et ces séminaristes conservateurs qui ont été sanctionnés sans ménagement par le colérique patron du «2000» Sherbrooke ouest (où loge l’archevêché). Un séminariste a failli être renvoyé du Grand Séminaire dans les années 2000 parce qu’il avait porté sa soutane à Rome lors d’un pèlerinage… Quelle hypocrisie chez ces intégristes du progressisme dont nous souffrons tant depuis quarante ans ! Et Mgr Turcotte a été leur chef avec son double jeu constant: un message progressiste et le clergyman délavé pour le Québec; un message conformiste et la soutane rouge cardinalice pour Rome. Il a cependant été lui-même sérieusement chapitré une fois par Rome, précisément sur l’absolution collective. Il dû reculer moins d’un an après avoir adopté cette recommandation synodale en 1999 à la suite d’une convocation à Rome par le cardinal Ratzinger qui a exigé le retour à l’unique forme valide de la confession sacramentelle: la confession individuelle et auriculaire. Pour expliquer ce revirement, l’humble archevêque a expliqué dans une circulaire diocésaine que l’expérience de l’absolution collective n’avait pas porté tous les fruits attendus, évidemment sans mentionner sa visite contrainte à la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi…

C’était un fonctionnaire de Dieu qui ne carburait qu’à l’autoritarisme, ce que l’on voit souvent chez les libéraux, les progressistes, les modernistes, chez ceux qui manquent d’une doctrine solide; ils font de la discipline et de la psychologie des absolus puisque la doctrine n’a pas d’importance pour eux. Il a ainsi renvoyé de nombreux séminaristes pour le motif de «rigidité psychologique». Il faut le dire clairement: Jean-Paul II et son entourage ont commis un immense tort à l’Église de Montréal en nommant et en maintenant cet homme à la tête de l’archidiocèse de Montréal durant vingt-deux ans. Il n’avait ni la compétence doctrinale, ni l’envergure, ni la foi apostolique nécessaires. Il disait lui-même qu’il «était taillé pour être un vicaire de paroisse» (ouvrière): il aurait dû y rester. Il n’avait fait qu’une petite année d’études supérieures à l’obscur Institut catholique de Lille, d’où il n’avait même pas obtenu une maîtrise… en études sociales. L’évêque est avant tout le docteur de la foi dans son diocèse. Plutôt que d’étudier, Mgr Turcotte s’est enluminé d’une aura ouvriériste qui a ébloui tous les commentateurs imbéciles des médias québécois et même les autorités supérieures de l’Église, alors qu’il n’a fait du ministère paroissial dans un milieu populaire, à Saint-Mathias-Apôtre, que durant les deux premières années de sa vie sacerdotale.

Cette Église de Montréal a connu un développement décisif grâce aux efforts de Mgr Ignace Bourget, qui a fondé et accueilli des dizaines de communautés religieuses au XIXe siècle. Elle a atteint un sommet avec l’archiépiscopat ferme du cardinal Paul-Émile Léger dans les années 1950, qui a abandonné la nef en 1967 à Paul Grégoire et Jean-Claude Turcotte. Le cardinal Grégoire manquait d’envergure, mais il a essayé de maintenir dans l’après-Révolution tranquille certaines institutions pour la transmission de la foi et il a conservé une doctrine droite et une juste piété. Le cardinal Turcotte a précipité le navire vers l’abîme et a jeté à la mer les matelots qui voulaient rétablir le cap. Par un effet de la Providence, Benoît XVI a eu le temps de nommer au siège archiépiscopal de Montréal en 2012, moins d’un an avant son abdication, un successeur qui n’apparaissait pas sur la liste des candidats du cardinal Turcotte : c’est une source d’espérance. Mgr Christian Lépine hérite d’une Église en processus de mort, où la transmission de la foi est rompue, mais on sait que Notre-Seigneur Jésus-Christ peut se servir de pierres pour faire renaître des enfants de Dieu. La génération des évêques fossoyeurs, les Gilles Lussier, Martin Veillette, Raymond Saint-Gelais, André Rivest, Maurice Couture et Jean-Claude Turcotte, s’éteint. Puisse-t-elle être remplacée par de véritables apôtres!

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