Notes de lecture. Yvette Francoli, Le Naufragé du Vaisseau d’or. Les vies secrètes de Louis Dantin (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 4 décembre 2014.

Yvette Francoli, Le Naufragé du Vaisseau d’or. Les vies secrètes de Louis Dantin, Montréal, Del Busso, 2013.

par Luc Gagnon

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 45 / AUTOMNE-HIVER 2014 ]

Louis Dantin

Cette importante et savante étude enrichit grandement notre connaissance de la vie et de la sensibilité littéraire canadienne-française du début du XXe en levant quelque peu le voile sur l’existence obscure et volontairement cachée de Louis Dantin, critique remarquable et mentor du plus grand poète canadien-français, Émile Nelligan. Elle révèle également des éléments de l’âme religieuse de cette époque, souvent réduite à un prétendu triomphalisme catholique, en mettant en lumière un des cas les plus emblématiques, un cas presque clinique, d’apostasie religieuse au sein de notre nation, celle du T.R.P. Eugène Seers, religieux de la congrégation du Très-Saint-Sacrement.

Peu d’études sérieuses existaient sur Dantin, à part l’édition de ses Essais critiques (1) et de sa célèbre préface de 1904 aux poésies d’Émile Nelligan (2). Avant ces travaux universitaires, il faut remonter à 1960, à la thèse du Père Yves Garon, A.A., Louis Dantin, sa vie et son oeuvre, qui ne fut d’ailleurs pas publiée à cause de l’opposition de la congrégation du Saint-Sacrement. L’étude de Placide Gaboury (un autre apostat!), Louis Dantin et la critique d’identification (3), est d’un intérêt mineur, du moins sur le plan historique, puisque l’auteur admet puiser essentiellement ses informations biographiques dans la thèse du Père Garon. Il faut saluer le lancement par une équipe de l’Université de Sherbrooke de la publication d’une partie représentative de la correspondance de Dantin en quatre volumes, dont le premier est paru en 2014 (4).

Yvette Francoli, professeur de littérature au Cégep de Sherbrooke, s’intéresse avant tout à l’aspect littéraire de la vie de Dantin, mais elle l’intègre bien au parcours global du prêtre défroqué sans négliger aucune étape de son itinéraire, depuis sa naissance à Beauharnois en 1865 jusqu’à sa triste mort dans la banlieue de Boston en 1945. Comme l’indique le sous-titre, l’auteur s’efforce de rechercher la véritable identité de Dantin sous les nombreux masques et pseudonymes qu’il a portés dans sa vie religieuse, civique et littéraire. Elle revient constamment sur sa relation avec son protégé Émile Nelligan et son œuvre poétique, principale raison pour laquelle Dantin occupe une place si importante dans notre histoire littéraire. On sait que Dantin n’a pas fait que préfacer de façon magistrale le premier recueil des poésies nelliganiennes, mais qu’il les a choisies, corrigées, élaguées, éditées alors que Nelligan avait sombré «dans l’abîme du rêve»; il les avait également travaillées et retravaillées antérieurement avec le jeune poète, qui lui rendait visite au monastère du Très-Saint-Sacrement de l’avenue du Mont-Royal durant sa période créatrice, entre 1897 et 1899. Francoli va jusqu’à se ranger du côté de Valdombre qui avait lancé un pavé dans la mare littéraire en 1938: «N’affirme-t-on pas que les plus beaux vers de Nelligan ne sont pas de lui?» (p. 380). La démonstration de la biographe, qui porte sur de nombreux poèmes, dont le Vaisseau d’or, ne me convainc pas tout à fait. Elle ne peut démontrer un cas matériel de substitution manuscrite, toutes ses preuves sont «circonstancielles», comme l’indique l’historien de la littérature Michel Biron dans un numéro récent de L’Inconvénient (5). Nelligan aurait été un trop faible et inculte élève, jeune décrocheur du Collège Sainte-Marie, pour écrire de tels vers, qui sont souvent marqués par l’univers culturel de Dantin (comme la mazurka, le frère Alfus, les tourments et les grandeurs de la vie religieuse). Aucun critique ne nie l’influence de Dantin sur Nelligan, mais de lui attribuer la paternité de ses principaux poèmes semble excessif. L’éclair de génie a pu venir de Nelligan et le travail de polissage et de ciselage a pu être fait par une collaboration de Dantin et de Nelligan.

Dantin n’a d’ailleurs écrit aucun poème de cette qualité dans les quarante années suivantes de sa vie active et lucide, et il n’a jamais prétendu être l’auteur des poèmes nelliganiens: la biographe n’a pas pu relever une seule déclaration de Dantin qui allait en ce sens; bien au contraire, elle alléguera que cela faisait partie de la stratégie de Louis Dantin de s’avancer masqué pour tromper le monde littéraire et religieux. Elle essaie même de trafiquer des témoignages bancals et tardifs, comme celui de la nièce de Nelligan, qui lui aurait dit à l’asile: «la préface de Dantin, c’est tout le livre»; Yvette Francoli se demande si Nelligan n’aurait pas plutôt dit: «C’est Dantin qui a fait tout le livre» (p. 253). Cette thèse presque obsessionnelle de l’auteur rend parfois son étude un peu lourde, mais elle ne se limite heureusement pas à cette question et elle permet de mieux comprendre la vie chaotique et originale d’un Canadien errant de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle.

Eugène Seers est né dans une famille bourgeoise canadienne-française, de souche écossaise du côté paternel, et il entra jeune au Collège de Montréal où il a fait d’excellentes études classiques. Son père avocat eût voulu qu’il entrât dans la carrière juridique, mais le brillant élève préférait la voie ecclésiastique. Pour l’aider à réfléchir au-delà du milieu assez étroit du Collège de Montréal, son père l’envoya à fort prix terminer ses études philosophiques au Séminaire d’Issy-les-Moulineaux, chez les sulpiciens parisiens, et explorer l’Europe avant le début de l’année scolaire 1883-1884. Le jeune Eugène parcourut l’Europe durant deux mois, particulièrement l’Italie, la Suisse, la France et l’Allemagne. De retour à Paris quelques jours avant le début de ses études, il décida avec un condisciple du Collège de Montréal d’aller rejoindre des amis canadiens à Bruxelles au couvent des religieux du Saint-Sacrement. Après une brève retraite, il décida d’entrer dans cette communauté adoratrice fondée au XIXe siècle par saint Pierre-Julien Eymard. Ce fut un revirement vocationnel étonnant et subit qu’accepta néanmoins sa famille, mais que le défroqué Dantin qualifiera en 1929 d’»erreur capitale de [sa] vie» (p. 73). Les doutes assaillirent rapidement le novice Seers, mais il résista. La biographe juge un peu rapidement qu’il avait perdu la foi dès le noviciat: «Nous voilà au coeur du problème! Il n’a pas la foi et, au lieu de prendre bravement la seule décision qui le délivrerait de cette impasse, il s’enlise chaque jour dans une voie contraire à sa nature» (p. 84). On touche là à une faiblesse de cette biographie: l’auteur ne traite pas toujours les questions religieuses avec suffisamment de science, de respect et d’attention, bien qu’elle essaie de maintenir une certaine honnêteté. Dans ce cas-ci, son interprétation se fonde sur sa connaissance de l’évolution religieuse de Dantin vers l’incroyance: elle se base surtout sur des déclarations a posteriori d’un Dantin apostat et aigri. Les tentations contre la foi et au sujet de sa vocation sont en fait courantes au début de la vie religieuse, particulièrement dans une communauté comme celle des religieux du Saint-Sacrement, qui exige de ses membres plusieurs heures par jour d’adoration silencieuse devant le Saint-Sacrement. On n’a qu’à lire des auteurs classiques en théologie ascétique et mystique comme saint Ignace de Loyola et saint Jean de la Croix: tout candidat à la vie religieuse doit mener un certain combat spirituel.

Après ce noviciat difficile, ses supérieurs l’envoyèrent étudier la philosophie à l’Université Grégorienne de Rome. Il détesta profondément l’enseignement scolastique, bien qu’il obtînt avec les honneurs le doctorat en philosophie: «trois années de la scolastique la plus arriérée qui se puisse concevoir, trois années de doutes et de luttes à contredire intérieurement tout ce qu’on m’enseignait, et à amasser dans mon coeur un mépris et une haine de la scolastique qui ne finiront qu’avec mes jours» (lettre de Dantin à Germain Beaulieu, 19 avril 1909, p. 85). La congrégation du Saint-Sacrement manqua sûrement alors de discernement après ces années romaines, en lui permettant de prononcer ses voeux perpétuels et en le présentant à l’ordination sacerdotale à vingt-trois ans à l’église Saint-Sulpice de Paris, alors qu’il n’avait même pas débuté ses études théologiques et que l’âge canonique de l’ordination était vingt-cinq ans. On lui accorda sans difficulté une dispense pour l’ordination et on le nomma même en 1890 maître des novices au monastère de Bruxelles et assistant du supérieur général en 1893. D’après la biographe, qui se base entre autres sur une lettre de 1929 à Alfred DesRochers, Dantin avait définitivement perdu la foi à Rome: «les lambeaux qui en subsistaient [de la foi] n’étaient qu’un débris de naufrage où je m’accrochais sans espoir» (p. 113). Voilà le grand drame de sa vie: «la mort de la foi» (lettre de 1909 à Germain Beaulieu, p. 114). Il tomba amoureux en Belgique d’une jeune fille de douze ans, Charlotte Beaufaux, qui fréquentait le monastère et qui combla le vide de sa vie religieuse. Cette relation, qui le hanta toute sa vie, précipita la première fugue de Seers hors de sa communauté en 1894. La biographe critique durement, avec un certain parti pris antireligieux, le zèle orthodoxe du Père Eugène Prévost qui, me semble-t-il, a résumé assez bien la carrière chez les Pères du Saint-Sacrement de son confrère Eugène Seers: «Il avait brillé à Paris. On avait confiance en lui. On l’a mis assistant général. Un beau jour, on m’annonce qu’il est parti. J’ai dit: “Vous allez voir, il ne reviendra jamais”. Il n’est jamais revenu et a perdu la foi complètement. On a cherché à le ravoir. Le Père Estevènon a fini par l’amener au Canada. Il ne disait pas la messe. Comme c’est triste!» (p. 111).

Après son départ de 1894, mû avant tout par sa foi défaillante, sessupérieurs et sa famille vont réussir à le rapatrier au monastère du Très-Saint-Sacrement de Montréal, érigé en grande partie grâce aux dons de sa famille. Il y vécut comme un fantôme jusqu’à son exil définitif vers les États-Unis en 1903. Il y mena une existence parallèle à la communauté, ne participant à aucune activité religieuse, ne célébrant plus la messe. Il rédigea, dirigea et imprima cependant la revue de piété eucharistique de sa communauté et publia des essais littéraires et des poèmes dans quelques journaux montréalais sous divers pseudonymes. C’est à ce moment qu’il connut le jeune prodige Émile Nelligan, poète du quartier et vedette de l’École littéraire de Montréal, à laquelle participait également Dantin. Il semblait avoir tout à fait perdu la foi; mais il avait gardé une forte culture classique et vivante qui put soutenir au plan littéraire le jeune poète. Ils se lièrent d’une amitié solide et l’internement de Nelligan en 1897 jeta Dantin dans une profonde mélancolie: «ce fut la grande amitié littéraire, pour ne pas dire amitié toute simple, de la vie de Dantin, et que son tragique dénouement l’avait laissé à jamais broyé dans l’âme» (selon le témoignage de Rosaire Dion-Lévesque, p. 217). Il put tout juste commencer l’édition des poésies de Nelligan sur la presse de sa communauté avant son départ précipité vers les États-Unis, puisque sa maîtresse Clotilde Lacroix était enceinte de son enfant. Il sauva l’œuvre poétique à défaut de pouvoir sauver son ami.

Cet exil sera définitif: rejeté par sa communauté religieuse, déshérité par sa famille, mis au ban de l’Église, il dut même fuir la province de Québec et trouva refuge dans la région de Boston où il exerça le métier de typographe jusqu’à sa retraite tardive en 1938: «un état d’esclavage» (p. 372). Sa maîtresse ne lui resta pas fidèle et il versa dans une grande déréliction religieuse, sentimentale et intellectuelle. Il n’assista plus jamais à un office religieux; il vécut et éleva son fils Adéodat (fils du péché comme celui de saint Augustin) dans une complète indifférence religieuse. C’est un cas d’apostasie religieuse pure qui ne fut pas réellement motivée par un problème sentimental, car Dantin expliqua qu’il n’aimait pas vraiment Clotilde Lacroix et qu’elle fut plutôt un bon prétexte pour le libérer de sa communauté religieuse. Il continua à écrire, avec des éclipses, de bons essais de critique littéraire, des poèmes et des œuvres de fiction, destinés surtout aux journaux du Canada français, et il guida toute une génération de jeunes écrivains comme Alfred DesRochers, Germain Beaulieu et Rosaire Dion-Lévesque. Il mena une vie sentimentale désordonnée, fréquentant des maîtresses originales qui étaient souvent ses ménagères. Il mourut dans une grande solitude dans un foyer de Cambridge. Mgr Richard Cushing, archevêque de Boston, a montré une belle charité sacerdotale en lui rendant régulièrement visite dans les derniers mois de sa vie, mais le vieux mécréant résista aux exhortations du prélat: «Monseigneur est si bon pour moi, mais je sens qu’il va me parler d’un sujet déplaisant et moi j’aime la tranquillité. Tout cela a été réglé il y a des années, définitivement et sans retour» (confidence à son ami Gabriel Nadeau, p. 404). Eugène Seers fut enterré de façon strictement laïque le 29 janvier 1945 au cimetière Evergreen de Brighton, au Massachusetts. La biographe a retrouvé dans ses papiers personnels ce texte de nature testamentaire qui résume bien son itinéraire: «J’ai vécu en dehors de la société, de toutes les sociétés. Autant dire en dehors de cette planète. J’ai été un mystique sensualiste, un chrétien sans Messie, un passionné à froid, un poète rêveur logicien, un révolutionnaire épris d’ordre […]. Quel mélange!» (p. 412).

1. Yvette Francoli, éd., Louis Dantin. Essais critiques, I et II, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002.
2. Réjean Robidoux, éd., Louis Dantin. Émile Nelligan et son œuvre, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1997.
3. Montréal, Hurtubise HMH, 1973.
4. Pierre Hébert, Patricia Godbout, Richard Giguère, Stéphane Bernier, dir., La Correspondance entre Louis Dantin et Alfred DesRochers, Montréal, Fides, 2014.
5. «Qui a écrit Le Vaisseau d’or?», no 57, été 2014, p. 53-54.

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