Notes de lecture. Christian Monnin, Un monde parodisiaque (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 16 août 2014.

Notes de lecture. Christian Monnin, Un monde parodisiaque, Saint-Denis, Édilivre, 2014

par Matthieu Lenoir

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 44 / ÉTÉ 2014 ]

Un monde parodisiaque

«Pourtant, comme disait Sénèque, que serait la nature s’il n’y avait personne pour la contempler?» Ainsi Christian Monnin ouvre-t-il, de pas en pas, de petites lucarnes de lumière sur le bilan globalement effarant d’une mentalité moderne dont il dissèque la putréfaction. Car il s’agit bien de cela. Glanant méthodiquement faits divers et faits de société, l’Helvético-Canadien bien connu des lecteurs d’Égards entreprend avec son humour glaciaire – mais nonobstant volcanique – l’autopsie d’une culture moribonde avant qu’elle ne passe ad patres.

Le propos s’amorce avec l’exposé stupéfiant des œuvres moïques du Genevois Henri-Frédéric Amiel qui tout au long de son existence consigna ses faits et gestes sur un journal aussi mégalomane qu’illisible. Les faits sans l’esprit. La quantité sans la qualité. La recension sans la synthèse. L’énumération sans le choix. Un journal «oreiller de paresse», confessait lui-même ce pur produit d’un XIXe siècle dont on sait depuis Philippe Muray qu’il se répand, se métastase «à travers les âges». Journal de cette humanité soudain retournée sur elle-même et contemplant un monde qui n’est plus que le sien. Parfaite introduction au propos subséquent.

De là, Monnin dévale l’interminable pente de la chute, celle qui de l’Espérance a fait table rase. Chaque étape de son propos, exposé en courts chapitres, éclaire par analogie la globalité du Siècle. Fractales. Entre hilarité, fulgurance de jeux de mots lacaniens et consternation.

Voici le rétrécissement autiste du langage par l’usage totalitaire des outils de «communication» numérique, immédiate, spasmodique et comminatoire. «La force de frappe de ces instruments de répercussion a transformé tout intérieur et toute intériorité en chambre d’écho, en chambre d’ego», écrit-il sur ces rapports qui non seulement «se dématérialisent mais se désymbolisent aussi». «Blocage au stade analogique». On ne saurait mieux écrire.

Voici le «festivisme» dont Muray fut le défricheur et dont Monnin se fait procureur, «mobilisation totalitaire qui exige la participation de tous à la bonne humeur de commande et qui ne rigole pas». Le Québec néojacobin offre ses espaces à l’étalement des rictus satisfaits et ressentimentaux de la bourgeoisie d’État parisienne que Bertrand Delanoë fit mûrir dans ses loges homophiles avant de les exhiber sur les berges de la Seine dûment ensablées. Celles du Saint-Laurent sont bien plus vastes.

Voici la lutte contre le spécisme qui nierait à l’animal sa juste place dans un supposé continuum dont l’homme ne serait qu’un maillon. Avec, par un cruel renversement logique, l’idée que si l’animal vaut l’homme, l’homme vaut l’animal et donc son exploitation industrielle, conséquence du rejet de la différence ontologique homme-animal. «Les abattoirs servirent de modèle à Henry Ford», note incidemment Monnin. Schizophrénie d’un homme moderne qui «enferme l’animal dans des camps de la mort et le chérit jusqu’à lui faire remplacer sa descendance».

Voici le Musée canadien des droits de la personne de Winnipeg, et son entreprise de formatage idéologique destiné à des foules qu’il conviendrait de dresser. «Déséducation» à l’ethno-égalitarisme, forme retournée du racisme d’antan mais néanmoins pensée raciale: le remplacisme et son utopie d’ordre par l’indifférenciation s’avèrera, on s’en aperçoit déjà, aussi périlleux que le suprémacisme et son utopie d’ordre par la hiérarchie. «Déséducation», encore, pour une sexualité réduite aux seules génitalité et fantasmagorie afin d’isoler un peu plus l’individu qui n’avait pas besoin de cela, on s’en apercevra plus loin.

Voici, dans le même ordre d’idées chaotiques d’un monde obstinément et exclusivement humain, la même génitalité hypertrophiée… niée par une technoscience au service des caprices et des orgueils. On fait porter l’embryon par une sœur, une mère ou une fille, au point que l’enfant ne sait plus définir sa parentèle. L’éclat de rire est garanti. L’effroi aussi. «Le rationalisme ne mène nullement au règne de la raison, qui est inféconde, écrit Monnin, mais à l’irrationalisme le plus débridé».

Voici encore – en plusieurs chapitres d’une liste mortuaire – la délirante entreprise de «profilage» de masse que la technoscience numérique et hyperconnectée permet de réaliser dans un parfait cynisme. Par les seuls profils Facebook vous voici classé, reclassé et surclassé. Profilage racial interdit, bien sûr. Mais l’arbre est là pour cacher la forêt: tout le reste est évidemment permis. Vos «amis» facebookiens sont des «indics»: c’est à travers eux que le «grand frère» sait tout de vous. Le GPS, lui, fait plus que vous guider, «il vous suit». «Internet eyes» permet grâce à des caméras cachées par les participants, de débusquer tout comportement «suspect». Flicage généralisé. Un vieux journaliste disait jadis «qu’il ne fallait pas confondre soupçonner et sonner la soupe». Raté. Sait-on que le moyen le plus confidentiel de communiquer reste la lettre papier cachetée et l’achat de billets de transports en liquide? Voici enfin la «culture» Apple et feu son grand prêtre Steve Jobs qui réunissent par d’horizontales et coûteuses tablettes numérique des millions d’humains cybernétiquement réduits à des milliards de bits, croyant communier alors qu’ils s’additionnent. Et Monnin de citer Bossuet: «Plus vous mettez ensemble d’êtres créés, plus le néant y paraît».

«Ces considérations amènent à prédire le sens qui sera donné au moment épiphanique où l’union homme-machine, de nature vampirique, sera enfin consommée», lance Monnin, décrivant des «cybermenschen» apocalyptiques dans un monde où «l’union hypostatique est complètement dépassée par la scission cybernétique». Brillante amorce d’un traité de la fraction pure.

Mais le meilleur de l’ouvrage de Monnin nous paraît être son court article sur l’euthanasie. On touche là à l’acmé du monde moderne, ce système qui place le pouvoir occulte sur autrui audessus de tout et rejoint, dans sa dénonciation brownienne du national-socialisme, ce que fut le national-socialisme lui-même. Instant capital de l’Histoire, car dévoilement d’une même source: l’agnosticisme élitiste des groupes sociaux prescripteurs de destins – scientifiques, juristes, médecins, éthiciens… – se répartissant dans leurs maisons closes la dépouille de Dieu.

Le propos est parsemé de faits aussi douloureux que cyniquement exploités par les sectateurs du Royaume «d’ici et maintenant», pour reprendre l’apostrophe de l’agnostique Mitterrand. «Dans sa marche forcée vers l’éradication de la souffrance, la médecine sans frontière en vient logiquement à mettre en œuvre l’élimination des malades, avec leur consentement et même sur leur demande, qu’aucun régime totalitaire n’était parvenu à arracher», s’indigne Monnin. Insupportable souffrance dont on a perdu le sens et dont on décuple donc les conséquences. «Notre époque a une conception mortifère de la dignité et l’homme du XXIe siècle se préoccupe moins de vivre dignement que de ‘‘mourir dignement’’, c’est-à-dire avec le feu et le soleil vert de l’État, et bientôt sous l’œil des caméras». Thanatos «obscénisé» comme l’est Éros. Parodie de paradis, «parodis». Alea jacta est.

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