Deux diagnostics sur les dernières élections québécoises: L’avenir de l’idée indépendantiste (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 18 mai 2014.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 44 / PRINTEMPS 2014 ]

Un rassemblement péquiste

Étrange scénario que celui de ces élections québécoises du 7 avril dernier. La Charte de la laïcité, qui a d’abord rendu populaire Bernard Drainville, l’a quasiment discrédité; le puissant homme d’affaires souverainiste Pierre-Karl Péladeau, qui a fait trembler le Canada anglais lors de son entrée dans la campagne électorale, n’a rien d’un leader charismatique et est considéré à tort ou à raison comme l’un des grands responsables de la défaite, un revers cuisant qui n’est pas comme les autres pour le clan péquiste. Le référendum perdu de 1995, le recul électoral de 2003, les 41 députés de l’ADQ en 2007 n’auront pas été si dévastateurs («Moi, je suis plus démoli qu’aux deux référendums», a avoué Gilles Vigneault). En 2007, il était facile pour la nomenklatura du PQ (ou du moins encore possible), de sacrifier un bouc émissaire, le chef déchu André Boisclair en l’occurrence, et de repartir sur ces nouvelles bases identitaires et laïcistes agressives qui semblaient électoralement prometteuses à l’époque. Le 7 avril dernier, l’ébranlement a été plus profond…

Si les résultats de ces élections ont consterné les indépendantistes, ils ont déçu les partisans d’une troisième voie. Je fus attristé, pour ma part, par cette victoire convaincante d’un Parti libéral qui, sous Philippe Couillard, méconnaît (apparemment) les appréhensions d’un peuple fragile, jamais assuré de sa survie, toujours hésitant à se permettre des résolutions irrévocables qu’il a peur de regretter. Je ne suis pas «nationaliste» aux sens habituels du terme (le nationalisme est un subjectivisme), mais il n’en demeure pas moins que le premier ministre du Québec, le chef national des Canadiens français, porte la lourde responsabilité de leur survie temporelle, de leur héritage, de leur langue. Il y a là des biens moraux, inexprimés, qui touchent aux profondeurs de l’affectif, du sentir, de l’instinct (comme tout ce qui est lié à l’origine). Qu’est-ce qui explique la mentalité monarchique des Canadiens français, sinon ce besoin de s’en remettre à un dirigeant capable de protéger, de réconforter et de défendre une nation qui doute d’elle-même. Qu’il s’agisse d’Honoré Mercier, de Maurice Duplessis, de René Lévesque, de Jacques Parizeau ou de Lucien Bouchard, «cet homme se fait admirer, explique Hérodote, et cette admiration fait le roi»: «Monsieur le Premier», comme on disait autrefois à l’anglaise, princeps, le prince. Je crains que Philippe Couillard comprenne mal ce rôle moral et ce qu’il comporte de devoirs. Cela inquiète pour l’avenir de ce petit peuple si faible, si brisé, si indécis, acharné pourtant à survivre. Quoi qu’il en soit de mon pessimisme probablement justifié quant à la valeur de ce gouvernement libéral, un mauvais gouvernement vaut mieux que pas de gouvernement du tout. Et puis, des circonstances, des événements, des crises éveillent quelquefois une vocation, décident d’un grand destin. Qui peut se vanter de connaître le cœur d’un homme? Certainement pas celui qui lit son nom sur un bulletin de vote! Souhaitons que le premier ministre du Québec soit digne de sa haute fonction.

«Que veulent les Québécois», demande-t-on? Le savent-ils? Reconnaissons d’abord que le bien est ce que toutes choses désirent. L’adage scolastique s’applique également au «bien» politique, à celui de la cité et de tous ceux qui l’habitent. Mais les individus ou les communautés peuvent se tromper dans le choix du bien à poursuivre, ou hésiter entre plusieurs voies. Aussi ne s’agit-il pas de savoir ce que nous voulons ni de subordonner la destinée du peuple canadien-français à une idée préconçue (monarchie fédérative ou république souveraine), mais de déterminer autant que possible les meilleurs choix politiques, pour nous Canadiens français. Étant donnés notre population, nos mœurs, notre situation géographique, nos qualités et nos défauts nationaux, quel type de gouvernement nous convient? Sommes-nous capables de répondre objectivement à une pareille question? Mario Dumont a souligné combien le peuple québécois était «déboussolé» (c’est son expression) dans sa chronique du Journal de Montréal, le 10 avril 2014. Il n’a pu cependant identifier notre mal profond. Et pour cause! Les motifs véritables de notre détresse ne sont pas politiques, mais religieux. Je rappelle l’avertissement de Vico: «[…] si la religion se perd chez les peuples, il ne leur reste plus rien pour vivre en société: ils n’ont plus de bouclier pour se défendre, plus de moyens pour se conseiller, plus de base sur laquelle s’établir, plus aucune forme par laquelle ils existent dans le monde.» Cynisme est le nom que donnent des journalistes frivoles et inattentifs au nihilisme et à l’irréligion. Le politique sans le religieux perd toute mesure: il promet plus que ce qu’il peut donner et réclame davantage que ce qu’il est en droit d’exiger. Le laïcisme irréligieux et la théocratie apolitique se rejoignent.

L’idée d’indépendance
Le «projet» indépendantiste constitue véritablement notre entrée dans la modernité politique (je reviendrai sur la signification donnée ici à «modernité»). On dira qu’il ne s’est jamais concrétisé. Mais il fut de facto l’un des principaux moteurs des vastes transformations politiques, économiques, sociales et culturelles du Québec moderne. Le Canada anglais a répondu par la constitution de 1982, qui contredisait la tradition britannique au nom d’un rationalisme d’inspiration républicaine, en partie atténué d’ailleurs par la nature fédérative et monarchique du Canada. Le trudeauisme, salué par des fédéralistes aveuglés par leur haine des nationalistes québécois, a défiguré jusqu’à un certain point cette constitution canadienne de 1867, qui était moins un projet politique qu’un codicille à une tradition inscrite dans les mœurs, dans les institutions, dans les cœurs, greffée à «la seule confédération parlementaire transcontinentale et biculturelle au monde», comme l’écrit Lord Conrad Black, une coutume pénétrée de raison, transmise, aménagée, améliorée, et non un simple bout de papier prétendument exhaustif émané de quelques cerveaux intempérants.

Je définis la modernité comme un projet dans toute la force du mot, politico-religieux, ou même ontologique, dans la mesure où son objectif ultime est d’établir une autonomie radicale de l’homme face à une transcendance considérée comme un obstacle à son entière libération. L’on doit distinguer ce projet moderne et la tradition occidentale proprement dite, quoique ces deux postures contradictoires comportent entre elles certaines analogies, une parenté, une similarité, la première étant une radicalisation de la seconde, ou, si l’on préfère, une imitation perverse…

Ne confondons pas non plus une politique purement traditionaliste avec la politique traditionnelle occidentale. Celle-ci ne relève pas seulement, pour reprendre l’image de Tertullien, du domaine de l’habitude, mais se rattache à un souci de vérité et de justice. La tradition est vénérée, non comme un dépôt intouchable, mais comme un être vivant, capable de s’adapter aux circonstances. La philosophia perennis cherche le vrai et le juste à partir de la tradition, et non contre elle. C’est la méthode d’un Platon ou d’un Aristote. Notre tradition politique, recueillie comme un capital que l’on fait fructifier plutôt qu’un poids qui nous ralentirait inutilement, est un concentré d’expériences qui voile ses raisons. Le sage voudra les identifier et les nommer, mais se gardera bien de les dégager des riches formes dont les siècles les ont parées. Les vérités qui se sont faites chair deviennent pleinement humaines, accessibles aux sens, et elles parlent au cœur: la tradition occidentale que l’insensé rejette (car il préfère tout créer à partir de lui, sot de son propre fait, jugerait sévèrement Goethe) est ainsi à la fois pleinement tradition et pleinement raison. «Dans les aristocraties, on avait la superstition des formes; il faut que nous ayons un culte éclairé et réfléchi pour elles», écrit Tocqueville, qui souligne ici un des traits de notre tradition politique mise à mal par la Révolution française et par le républicanisme idéologique qui a suivi partout en Occident.

Fécondité du projet indépendantiste?
On oublie à quel point les péquistes ont affaibli le Québec, à quel point ils auront été les idiots utiles du trudeauisme et les promoteurs d’un laïcisme idéologique et de l’étatisme. Je donne quelques dates: 1976, premier exode d’une élite économique anglophone; 1980, défaite référendaire; 1982, constitution trudeauiste; 1995, autre défaite référendaire. L’idée souverainiste semble avoir stérilisé les progrès de la nation canadienne-française, pourtant impressionnants au cours des deux premiers tiers du XXe siècle. Pour paraphraser un mot de Renan, un principe qui, dans l’espace d’un demi-siècle, affaiblit constamment une nation, ne saurait être le véritable. Je n’en accuse pas les «souverainistes» eux-mêmes. On soutiendra aussi bien que ce sont les «fédéralistes» qui ont empêché l’idée indépendantiste de porter tous ses fruits. Laissons la question des responsabilités: je souligne un fait.

Il arrive souvent que les hommes réalisent ce qu’ils désiraient éviter. Servant malgré eux des causes qu’ils haïssent, ils anéantissent sans le vouloir des idéaux pour lesquels ils prétendaient être prêts à se sacrifier. Je me demande quelquefois si le pire destructeur des institutions canadiennes n’est pas le Parti conservateur du Canada actuellement au pouvoir*. Le PQ aura-t-il été le naufrageur involontaire des libertés politiques du Québec français? «L’ambition n’est que l’ombre d’un rêve», avoue un personnage de Shakespeare. Il est rare que les humains (je résume une remarque de Bossuet), par leurs pensées et par leurs actes, ne travaillent à des fins qui non seulement les dépassent, mais contredisent clairement leurs desseins. Heureuse impuissance? Exsurge Domine, non praevaleat homo (Levez-vous Seigneur, que l’homme ne prévale pas)!

Un projet républicain pour remplacer le projet indépendantiste?
François Legault l’a avoué lucidement le lendemain des élections: le pays imaginaire nuit largement au pays réel. Par malheur la perte de cette patrie fantasmée laissera un vide. Beaucoup se réveilleront dans un monde qui leur paraîtra glauque. Nos grandes crises sociales, depuis 1970, ont toutes été vécues sous des gouvernements libéraux: la Crise d’octobre (1970), l’emprisonnement des trois principaux chefs syndicaux (1973), le saccage de la Baie-James (1974), la Crise d’Oka (1990), le Printemps érable (2013). Est-ce un hasard? Le Québec, sous les gouvernements libéraux, s’ennuie. Et l’ennui est l’un des moteurs de l’esprit révolutionnaire. On attend de l’action politique qu’elle redonne du sens, procure une intensité nouvelle, métamorphose la cité, transforme et régénère des âmes fatiguées. La politique des révolutionnaires et des nationalistes se veut un art de l’impossible, du miraculeux, du merveilleux, avec l’amère déception qui en est l’inévitable revers. L’esprit révolutionnaire est insatiable et ne se contente jamais, incapable de s’arrêter à un point fixe ou de se donner des limites. Comment le pourrait-il? Il est en continuel devenir, sans but déterminé, toujours agité, toujours remuant. L’opposé de cet inassouvissement est évidemment ce qu’Augustin nomme la «tranquillité de l’ordre». «La base de la politique, disait le prince de Metternich, est et doit être le repos», un repos qui s’oppose frontalement au projet moderne et à son mouvement perpétuel vers une fin constamment reportée, puisque sans cesse radicalisée.

On peut prévoir dans les semaines, les mois ou les années à venir une alliance de l’université et de la rue, largement esquissée lors du Printemps érable. La justification théorique de la violence politique confortera les voyous et les exaltés, et ceux-ci redonneront confiance en la venue du grand soir à des clercs facilement découragés, tentés, comme tous les intellectuels, par le désespoir et le dégoût. C’est cette révolte des masses que souhaite un politicien irresponsable du nom d’Amir Khadir. L’une des tâches de Philippe Couillard sera probablement de contenir la rue sans se montrer ni trop faible ni trop rude.

La grande force de l’idée républicaine est qu’elle s’enracine dans le projet moderne d’autonomie absolue: elle en est la traduction politique. Une république laïque, avorteuse, euthanasique, à la fois étatiste et libertine, instauratrice du vote proportionnel et d’une démocratie aussi pure qu’ingouvernable, peut rallier la gauche révolutionnaire (Québec Solidaire) et même une partie de la droite nationaliste (pour la cause!). Les clercs vaniteux et bavards aiment remplacer des institutions vécues par des structures artificielles de leur invention. Les intellectuels républicains souverainistes souhaiteraient vivement substituer aux forces de germination que l’on ne voit pas – parce qu’elles sont lentes, secrètes, vivantes –, un plan volontariste et abstrait d’une nouvelle république, plus géométrique, plus parfaite, plus fonctionnelle. Actuellement impuissants à imposer leurs vues, ils seront tentés de parier sur la dégradation de la paix civile et d’encourager de leur abondante salive les démolisseurs. L’avenir de l’idée indépendantiste se situe pour le moment dans un mouvement républicain ayant pour objectif la destruction des institutions canadiennes.

Les intellectuels souverainistes ont possédé le pouvoir culturel pendant une quarantaine d’années, sinon plus. Ils ne l’ont pas entièrement perdu à l’heure où j’écris ces lignes. Y aura-t-il rupture parmi eux? Trouvera-t-on des intellectuels souverainistes pour se ranger dans une posture nationaliste de défense du Québec français au sein de nos institutions traditionnelles? Notre régime politique, plus que la plupart des autres régimes en Occident, est fondé sur un héritage. Ce régime a un caractère humain – il faut entendre ce mot dans un sens large, qui comporte une part d’à-peu-près, de faiblesse, laissant place au hasard, à l’instinct, à l’accident (et donc à la Providence, dirons-nous après Bossuet et Joseph de Maistre), aux usages, aux détours, à tout ce qui éloigne de la raison abstraite et du professeur républicain, reconnaissant ainsi que le plus important, le plus précieux, le plus fécond n’est pas ce qui est construit, mais ce qui est reçu. Une république logique, mécanique, intolérante, idéologique, sous la dictature de technocrates et de professeurs qui veulent simplifier, contrôler, administrer à la perfection les ressources matérielles, morales, spirituelles de la cité, finit fatalement par l’appauvrir et la stériliser. Un tel pensum, aussi méticuleux soit-il, ne vaut pas, ne vaudra jamais notre vieille monarchie constitutionnelle, pleine de fissures heureuses qui lui permettent de s’adapter à un monde changeant, et par où peuvent se glisser des biens aussi rares, par exemple, que la liberté. Espérons qu’une frange notable de l’opinion nationaliste le reconnaîtra un jour.

* «C’est une grande surprise de découvrir qu’il y a une règle tout à fait différente pour le Québec que pour le reste du Canada», a déclaré Stephen Harper en réaction à la décision de la Cour suprême d’écarter la candidature de Marc Nadon comme juge du plus haut tribunal du pays, méconnaissant le sens profond de cet état de fait. Ces gens-là sont sans révérence devant la constitution réelle du pays. Ils pratiquent un conservatisme de surface, sans piété, cynique au fond, et qui est accepté par toute la frange conservatrice anglo-saxonne par pusillanimité, par arrivisme, mais aussi par bêtise. Ils ne valent pas mieux que nous.

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