L’oeil écoute. Le Guépard de Luchino Visconti: un poème de la décadence

Mise en ligne de La rédaction, le 16 février 2014.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 42 / HIVER 2013-2014 ]

Le Guépard

Nous périrons, c’est une solution.
Royer-Collard

Je ne saurais détacher le nom de Luchino Visconti (1906-1976), cinéaste, romancier, metteur en scène d’opéra et de théâtre, de ma jeunesse, et des obsessions – esthétiques, politiques, métaphysiques – qui marquèrent à jamais ma vie morale et intellectuelle. L’œuvre cinématographique de cet aristocrate marxiste a nourri de puissantes images ces leitmotive émanés du cœur et de l’esprit, et de leurs étreintes, qui allaient constituer, pour le meilleur ou pour le pire, les grands axes de mes rêveries depuis quarante ans: la décadence, la portée symbolique de l’homosexualité, la corruption des élites, le nihilisme, la mort des civilisations.

Le nihilisme natal
Visconti m’offrait sur grand écran l’esquisse brillante d’une généalogie du nihilisme, dans la continuité du précurseur, Nietzsche, le Jean-Baptiste de la catastrophe européenne, le révélateur par excellence des dessous inavouables (enfouis sous une montagne d’hypocrisie démocratique et de prétention idéaliste) de la modernité. Le cinéaste prolongeait le décryptement nietzschéen en y adjoignant la tonalité singulière de ses deux maîtres principaux, Thomas Mann et Marcel Proust, descripteurs maniaques de la décomposition des familles et des classes, illustres épigones de la culture du soupçon dans laquelle s’est engouffrée l’élite culturelle occidentale. Le monde de la culture – celle que l’on distingue plus ou moins de l’»inculture» de masse – parodie inconsciemment celui de Proust, un monde à la fois lucide et vide. Dans l’état de barbarie savante, la vérité même devient stérile, perd lentement sa substance, sa pesanteur, sa réalité, comme «subjectivée», inopérante, impuissante, purement verbale. La lucidité, en ces circonstances singulières, s’allie bizarrement à la maladie, celle-ci consolidée par ceux qui la dénoncent autant que par ceux qui la célèbrent. Reconnaissons au moins que notre désagrégation est instructive: dégénérescence et savoir croissent en même temps; on découvre les artères, les structures secrètes des institutions et des cœurs, encore distinctes en apparence, mais rongées en profondeur par un mal subtil et impitoyable. La conscience nécrophage s’élargit et se boursoufle à force de minutieuses et malsaines gloses consacrées à des ersatz d’institutions et de mœurs. L’agonie des civilisations inaugure un âge d’or théorique. Les professeurs se multiplient, les diagnostics pullulent, mais ces décalques abstraits ou frénétiques de notre mal ne guérissent ni ne consolent. La vraie vie est ailleurs.

La chute comporte des avantages esthétiques et littéraires indéniables, quoique spécieux. Le nihilisme en art n’apporte pas que le désespoir, l’impuissance, l’indigence. Il ouvre des sentiers inexplorés, autorise mille transgressions, délie avant de déliter. Et puis, l’artiste par sa psychologie particulière a souvent la mentalité d’un hors-caste, d’un insatisfait et d’un velléitaire. Il est naturellement attiré par les déchéances. C’est pourquoi il ajoute volontiers sa pierre à la décréation du monde. Par bien des côtés, elle lui facilite les choses. Les décadences esthétiques mettent à l’honneur l’ornement, la distraction, l’impression, le vacarme et la vitesse. Ce sont là des ressources inépuisables: une pénurie du détail est impensable; l’accessoire ne manque jamais; le bruit ouvre d’infinies possibilités (parmi lesquelles la surdité). Le cinéma, la télévision, l’automobile, la drogue, les jeux vidéo, la musique rock ont en commun d’être des excitants, qui ahurissent et soulagent à la fois. Car le moderne craint par-dessus tout l’ennui, qui le ramènerait à sa misère. Mais l’ennui le suit à la trace et sait que son heure viendra. À l’opposé, le classicisme représente la substance et la discipline. On ne l’atteint pas sans une éducation de l’imagination et de la volonté. L’objectif est de fixer l’esprit, d’exiger de lui une patience, une attention, une lenteur, une retenue inhabituelles qu’il ne supporte pas aisément; il lui faut une préparation initiatique difficilement accessible à notre époque.

L’asphyxie bourgeoise, un ordre de la vacuité, annonçait déjà la ruine mentale et morale actuelle. Les artistes du XIXe et du XXe siècles (l’énumération complète comprendrait petits et grands auteurs, des peintres, des musiciens et quelques faux prophètes) l’ont accélérée en opposant, chacun à leur façon, une primauté de la passion sur l’ordre du monde (un ordre encore discernable, au moins dans ses décors, avant les deux grandes guerres). Dans le récit de Thomas Mann intitulé Mort à Venise, génialement adapté au cinéma par Visconti en 1971, on lit ces paroles qui donnent une clé pour la compréhension d’une partie de l’œuvre du cinéaste (voir l’étrange Senso):

«[…] la passion, comme le crime, ne s’accommode pas de l’ordre normal, du bien-être monotone de la vie journalière, et elle doit accueillir avec plaisir tout dérangement du mécanisme social, tout bouleversement ou fléau affligeant le monde, parce qu’elle peut avoir le vague espoir d’y trouver son avantage.»

L’artiste, en encourageant les frasques d’un moi affranchi, ne fut qu’un simple accélérateur d’un processus qui le dépassait. Menant où? Le poète Patrice de La Tour du Pin le chante:

«Loin dans l’âme, les solitudes s’étendent
Sous le soleil mort de l’amour de soi.»

Ai-je survécu au nihilisme? Il m’arrive de le penser, sans en être parfaitement sûr.

Une œuvre emblématique
Je me contenterai d’évoquer une seule œuvre de Visconti, sans doute la plus célèbre et peut-être la plus importante : Le Guépard (1963).
(…)

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