Les deux laïcismes: au sujet de la Charte des valeurs québécoises (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 17 novembre 2013.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 41 / AUTOMNE 2013 ]

Philippe Couillard et Pauline Marois

Le gouvernement du Québec a proposé en septembre dernier un projet, sous le nom de «Charte des valeurs québécoises», «pour répondre, explique-t-il, au pluralisme religieux dans un État moderne, soucieux de l’égalité de toutes et de tous afin de tisser ensemble, par-delà les différences religieuses, morales ou culturelles de toute personne, un lien civique fort».

Deux camps se sont vite formés: ceux en faveur d’une laïcité «ouverte» et «inclusive» et les autres, pour une laïcité républicaine pure et dure. Ces derniers, favorables à la Charte, ont critiqué le modèle multiculturaliste et libéral britannique et canadien; les autres, hostiles, ont condamné le modèle républicain français.

La querelle a été vive – l’une des plus virulentes qu’a connue le Québec depuis le référendum de 1995. Je vais tenter de dégager les racines métaphysiques et même théologiques du débat actuel, ce qui permettra de mieux identifier, au-delà de la Charte (assez insignifiante en elle-même), la dynamique sociale et politique en cause. Pour y parvenir, la difficulté est peut-être moins de savoir ce qui sépare les partisans des détracteurs de la Charte que de discerner ce qui les unit, ce qui fait de ce débat un révélateur d’une même crise spirituelle (ou morale ou politique), une crise qui emporte tout le monde, croyants et incroyants, multiculturalistes et identitaires, libéraux et péquistes, souverainistes et fédéralistes.

Laïcité ou laïcisme?
Parler de laïcité de l’État ne devrait guère poser problème pour un Occidental. La distinction de l’Église et de l’État, du clerc et du laïc, du spirituel et du temporel se profile dès les premiers siècles du christianisme. Que dis-je? Le Christ lui-même l’a établie, quoique de façon elliptique. De même, le germe de la liberté religieuse est ancien. Pensons à l’édit de Milan, signé en 313 par les empereurs Constantin et Licinius:

«Il nous a paru que c’était un système très bon et très raisonnable de ne refuser à aucun de nos sujets, qu’il soit chrétien ou qu’il appartienne à un autre culte, le droit de suivre la religion qui lui convient le mieux.»

Il y eut depuis des reculs*, des retours, des régressions, des progrès. Et encore aujourd’hui… Ainsi vont les choses humaines. Rien n’est jamais définitivement acquis. Un principe peut se perdre pour plusieurs raisons, soit parce qu’on néglige de l’appliquer, soit parce qu’on l’applique à tort et à travers. Il arrive que la sagesse politique, vertu incarnée par des personnes de chair qui tient compte des mœurs et des circonstances, doive conserver des vérités en jachère.

Mais s’agit-il, d’un côté ou de l’autre de la barricade, de laïcité ou de laïcisme? Le laïcisme est une idéologie négatrice de toute finalité naturelle et de toute subordination à un ordre transcendant qui s’attaque en profondeur aux traditions et veut transformer la communauté politique selon des fins définies a priori par une raison assujettie aux diktats d’un Moi insatiable et bavard, devenu unique source du droit. La Charte des valeurs péquistes représente bien ce droit subjectiviste et rationaliste, acharné à remplacer les idées désuètes du passé par des systèmes plus cohérents introduits par une technocratie d’ingénieurs sociaux et d’experts. Ce caractère simultanément rationaliste et subjectiviste ou affectif, étonnant au premier abord, est inhérent au rationalisme: sa négation d’un logos créateur l’asservit à une pure volonté, parfaitement indéterminée, qui n’est pas sans rappeler le Dieu d’Occam ou de Mahomet, un Souverain Caprice, séparé du bien et du vrai. En ce bel aujourd’hui, Dieu, c’est nous. Comment interpréter autrement la complicité entre un matriarcat typiquement québécois (relire la lettre ouverte émotive et niaise de Janette Bertrand, ridicule apologiste des «aidants sexuels» pour vieillards, en faveur de la Charte) et une technocratie interventionniste? La juriste improvisée Fabienne Larouche a proposé comme argument imparable contre le port du voile islamique que cela la heurtait. CQFD! Jean-François Lisée et Fabienne Larouche, rationalisme et hystérie, loin d’être incompatibles, se rejoignent. La Charte s’inscrit dans la continuité de la prise de pouvoir d’un État créateur de valeurs, fiduciaire d’un individu décharné et débilité. Jean-François Lisée la justifie d’ailleurs en rappelant l’exemple des parents dépossédés du droit acquis, pour leurs enfants, de recevoir des cours de catéchèse à l’école. «Au nom de la neutralité de l’école, le gouvernement a décidé que ces activités devaient avoir lieu à l’église et non à l’école», a-t-il expliqué. «C’était un droit acquis de plusieurs générations et on a accepté collectivement [sic] que la neutralité de l’État était plus importante que ce droit individuel de chacun des parents du Québec.» On constate ici que le droit ne s’appuie pas sur les mœurs, il les fonde au nom d’une conception du monde, d’un idéal futur. Les choses, au sens large, ne sont plus les maîtres, elles sont remplacées par des concepts inséminés par des obsessions.

Les opposants «libéraux» à cette charte représentent-ils les idées de libertés politique et religieuse? En réalité, ils relèvent plus encore que le laïcisme péquiste d’une élite managériale – dont l’éminence grise au Canada fut un Paul Desmarais et le porte-voix au Québec le journal La Presse – pour qui il importe de remplacer les «valeurs» traditionnelles et les «préjugés» homophobes, sexistes, identitaires qu’elles contiennent couramment par une éthique relativiste et pacifiste d’autant plus irrésistible qu’elle culpabilise et démonise les hommes tels qu’ils sont, marqués, particularisés et formés par des mœurs, une culture, une religion, une histoire nécessairement grevées d’un certain passif, lui opposant une pâle abstraction, un Homme générique qui ne saurait ni pécher ni exister.

Si mon hypothèse est juste, et si la bataille se déroule entre deux grandes familles laïcistes, celle du laïcisme ouvert et celle du laïcisme fermé, quelles suites doit-on anticiper aux polémiques actuelles?

Le laïcisme fermé
Essayons de définir plus précisément la doctrine derrière la Charte, celle du laïcisme fermé (l’adjectif n’a ici aucun sens péjoratif). On l’a dit, c’est le modèle républicain français qui a inspiré les concepteurs de la Charte. L’esprit républicain est idéologique et doctrinaire plutôt que dialectique au sens thomiste ou socratique. Sa nature calculatrice et monomaniaque le porte à multiplier les règles, les lois et les chartes. Il a de la difficulté à rester immobile, à se taire, à ne pas intervenir. L’esprit républicain a un dégoût instinctif pour ce qu’il ne contrôle pas. Plus encore, il le craint (pas toujours à tort!). Il tend à être obsédé et inquiet. À la fois abstrait et activiste, il croit que les institutions sortent toutes faites de la tête des professeurs, comme Pallas du cerveau de Jupiter. L’écrit n’est-il pas toujours plus ou moins monologique (rappelons à ce propos les blâmes d’un Platon ou plus récemment d’un Joseph de Maistre)? Le prurit législatif est une conséquence parmi d’autres de cette propension à l’abstraction et à l’univocité. Les chartes sont au droit ce que les manuels sont à la philosophie, de terribles simplificateurs.

L’idéocratie républicaine à la française est modérée quand on lui compare la (quasi) défunte tyrannie marxiste-léniniste. Mais comme le marxisme, elle a gardé plus ou moins intacte la notion d’ennemi. Le laïcisme fermé croit normalement au mal. Il est manichéen, intolérant, presque agressif. Et son ennemi principal, c’est la religion. L’esprit du laïcisme fermé est antireligieux. Et, parmi les religions, l’adversaire par excellence est le catholicisme**. La Révolution française, qui n’est pas terminée, s’attaque d’abord à lui. Vincent Peillon, le ministre de l’Éducation nationale français, a comparé la République à une «Nouvelle Église» ayant pour mission de «dépouiller l’enfant de toutes ses attaches pré-républicaines pour l’élever jusqu’à devenir citoyen». La religion catholique relève non seulement de ces «attaches pré-républicaines», mais elle représente de façon éminente l’ancienne Église. Voilà pourquoi l’État républicain, en tant que pouvoir spirituel, l’a longtemps considérée comme une rivale dangereuse. Envers l’islam, l’idéologie républicaine hésite, mal à l’aise. La religion de Mahomet est peu structurée, imprévisible par rapport au catholicisme, un vieil ennemi dont on connaît les forces et les faiblesses, dont on devine les réactions, qu’on peut manipuler ou piéger à loisir, qu’on ne redoute plus guère en somme.

La France, avec son laïcisme fermé, est une société moins souple, moins «ouverte» justement que l’Amérique d’Obama et de Justin Trudeau, mais qui pourrait surprendre en situation de crise sociale extrême. L’esprit républicain à la française est un esprit de guerre civile planifié et programmé par une technocratie moins habile à rallier et convertir que sa contrepartie américaine, mais plus autoritaire. Il définit, circonscrit, juge. En outre, ce laïcisme français s’accorde mieux au nationalisme, c’est pourquoi il peut être invoqué autant par la gauche que par la droite nationalistes, autant par Vincent Peillon que par Marine Le Pen. La Troisième République française fut à la fois laïciste et nationaliste (pensons à un Georges Clémenceau).

Mais l’irréligion républicaine a des conséquences sur la moralité publique. C’est ici qu’il faut souligner en quoi la logique républicaine péquiste se justifie. «La démocratie ne discipline ni ne moralise», disait le vieux Renan. L’exception américaine vient essentiellement de la place qu’y tient (qu’y tenait?) la religion chrétienne, en particulier les diverses dénominations protestantes***. En République franco-québécoise, le programme a remplacé la coutume, le concept univoque a succédé à la vie protéiforme, le moralisme républicain à la spiritualité catholique. Par malheur, l’État a dû compenser les dégénérescences de la société civile, dont il est en partie responsable. Pour répondre au mépris envers l’autorité (dont le mouvement des carrés rouges a témoigné), il faut rendre l’État plus fort et affaiblir le citoyen. Que faire devant la corruption, l’indiscipline, l’anarchie, sinon surveiller, réglementer, endoctriner?

Le laïcisme «ouvert»
Le laïcisme ouvert, au contraire du laïcisme fermé, a aboli le concept d’ennemi et hypostasié celui de paix (à l’exemple de Hans Küng, un partisan pseudo-chrétien du laïcisme ouvert). Il ne croit pas au mal. Plus libéral que péquiste, il est pélagien, irénique, optimiste, américain. Ainsi le cours d’éthique et culture religieuse ou l’autorisation des policiers de la Gendarmerie royale de porter le turban sikh – typique d’une mentalité multiculturaliste anglo-saxonne – s’inspirent de ce laïcisme ouvert. Plusieurs chrétiens se laissent séduire par cette religion immanente. Celle-ci n’a-t-elle pas beaucoup emprunté au christianisme? Mais l’armature théologique chrétienne est pour ainsi dire démantelée par elle. L’islam résiste mieux, peut-être parce qu’il lui est plus étranger.

Obama exprime à merveille cet humanisme mondialiste qui absolutise la tolérance – et la série télévisée West Wing, créée par Aaron Sorkin, en offre une excellente illustration: mépris envers la culture dixie (le pendant chez nous serait celui des éditorialistes de La Presse envers le Québec profond), condescendance envers les chrétiens, mauvaise conscience envers le passé (systématiquement noirci), culpabilité méticuleusement cultivée face aux traitements subis par les Noirs, les femmes, les homosexuels, l’environnement, les baleines, les ours polaires, les Amérindiens, scientisme naïf et culte de l’expert, exaltation de l’éducation, pacifisme, attitude à la fois compassionnelle et technocratique.

Il n’est pas certain que ce panthéisme humanitaire ne soit pas plus dangereux pour le christianisme que le vieux laïcisme à la française, anticlérical et chauvin. Son mépris pour la religion, quoique plus discret, semble plus insinuant. L’idéologie multiculturaliste a pu emprunter au christianisme certaines notions, mais en les modifiant en profondeur – sans que les «chrétiens» en soient toujours conscients. De là découlent des dialogues de sourds, des discussions logomachiques au cours desquelles les concepts se défont et se vident petit à petit, sans qu’on s’en aperçoive, de leur contenu objectif, pour aboutir à des accords imaginaires, purement affectifs et subjectifs.

La clé pour comprendre cette laïcité «ouverte» est le relativisme. Toutes les religions se valent. Et peuvent même être utiles, car à la fin elles disent la même chose: il faut s’entendre et se respecter entre nous. Cette «vérité», grâce à laquelle s’accomplira la paix mondiale, est cependant mieux dite quand elle se passe de la béquille archaïque et balbutiante des vieilles religions. La «neutralité de l’État» est dans ce contexte le pendant du thème gnostique de l’unité transcendante des religions. Si toutes les religions s’équivalent, ce qu’il y a de meilleur en elles a été assimilé et pour ainsi dire distillé par l’État démocratique. L’idée pure, séparée de son passif, tolère toutefois les traductions grossières, encore utiles pour des personnes qui ne possèdent pas un diplôme universitaire, en attendant que leurs enfants aient accès aux études supérieures qui les libéreront des béotiennes approximations du passé.

L’idéologie multiculturaliste impose sa «théologie séculière» par l’éducation, en cela héritière de l’école laïque et obligatoire d’un Jules Ferry, mais aussi par l’immigration (qui la met en position de force face à une culture chrétienne affaiblie au sein d’une société de plus en plus éclatée), par les médias et par une cohorte de spécialistes en sciences humaines, qui jouent le rôle de nouveaux théologiens. Que lui oppose-t-on à droite? Le gouvernement Harper se contente d’une sorte de conservatisme managérial (n’est-il pas le seul conservatisme électoralement possible?), ne portant que sur des politiques spécifiques dont il faut souvent cacher l’origine idéologique (car en contradiction avec la «théologie» dominante).

Le ciment des sociétés selon ce laïcisme ouvert est le dialogue. Cette éthique de la discussion, en l’absence d’une transcendance, n’a pas pour objectif la vérité, mais la paix sociale. Athée (Habermas) ou pseudo-chrétienne (Küng), mais toujours relativiste, elle tend à un universel libéral et onusien, à une radicale indifférenciation ethnique, sexuelle, cultuelle et culturelle. Le multiculturalisme, dans son impensable incarnation, est le multiple sans l’un, sans la référence commune, l’impossible identité d’une différence pure ou, à la limite, l’identité de l’indifférencié qui s’appelle néant.

Y a-t-il des points communs entre les deux laïcismes?
Le laïcisme fermé est exclusif: il stigmatise le catholicisme et craint l’islam. Le laïcisme ouvert est inclusif: il n’a pas d’ennemi et prône l’égalité de toutes les religions en dignité (ou en indignité). On pourrait soutenir que le laïcisme fermé est au catholicisme ce que le laïcisme ouvert est au protestantisme. La république française conserve, il est vrai, un lien particulier avec le protestantisme libéral, qui lui a fourni ses premières élites. Mais sa structure doctrinaire s’inspirait davantage à ses débuts du modèle catholique. La franc-maçonnerie à la française se veut une Contre-Église catholique, qu’elle contredit point par point. Le laïcisme ouvert quant à lui peut être considéré en partie comme une décomposition du protestantisme. La Réforme, qui a débuté avec la thèse luthérienne de la foi seule, a vite engendré un moralisme inconnu en pays catholiques. L’évolution protestante se résume en somme à une absorption de la religion par la morale, allant jusqu’à l’effacement total, par une idéologie relativiste qui en est l’aboutissement autant que la négation, de toute référence à une quelconque transcendance. Les réactions hystériques des journaux canadiens-anglais au projet de Charte des valeurs québécoises illustrent à la perfection ce moralisme postchrétien.

Toutefois, ces différences tiennent davantage au fait que ces deux laïcismes appartiennent à des étapes différentes de la modernité, qu’à une opposition intrinsèque. L’un et l’autre s’entendent en effet pour hypostasier la démocratie, une démocratie polymorphe, expansionniste et vaticinatrice, un dieu immanent ayant droit à un culte public et général. Ainsi quand le gouvernement du Québec «enseigne» que la Bible, le Coran, la Torah sont sacrés, mais que l’égalité hommes-femmes et la neutralité religieuse de l’État le sont tout autant, il ne dit pas assez. Car la Bible n’est sacrée que pour les chrétiens, le Coran pour les musulmans et la Torah pour les juifs, mais l’égalité hommes-femmes et la neutralité religieuse de l’État démocratique le sont bien plus, l’étant pour tous, sans exception.

Le laïcisme fermé, plus antireligieux, et particulièrement anticatholique, que l’ouvert, est paradoxalement plus conservateur. La morale n’est ni laïque ni chrétienne, disait autrefois Jules Ferry, elle est la morale. Dans sa bouche, la notion renvoyait à des «valeurs» que reconnaissent autant les chrétiens que les positivistes. Mais ici, comme ailleurs, les deux laïcismes tendent à se rejoindre. La morale moderne se résume chaque jour davantage à ce raisonnement enfantin: «J’en ai envie, donc j’y ai droit.» On peut se demander où mène cette exaltation continue d’intérêts purement subjectifs, puisque manque, en l’absence d’une transcendance, un critère extérieur aux individus qui permettrait de juger et de hiérarchiser nos désirs et nos actes. La réponse est que des morales qui ne sont plus commensurables entre elles ne sont plus des morales, mais un inventaire de pulsions fait pour des individus désocialisés, ou dont le seul lien social est purement virtuel et numérique. Le «laïcisme ouvert» pratiquera donc une sorte d’étatisme anonyme et indolore, parce qu’indécelable par des individus qui ne s’occupent que d’eux-mêmes et qui ont perdu non seulement la capacité d’être justes ou d’être libres, mais la conscience de leur déchéance et de leur déshumanisation.

Ainsi s’éclaire l’évolution du laïcisme. Alors que le laïcisme fermé, par sa nature autoritaire, doctrinaire, rationaliste, est théocratique – au sens où il réunit en lui le pouvoir temporel et l’autorité spirituelle –, le laïcisme ouvert est gnostique, à la fois affectif, moralisant, compassionnel, antinationaliste, pacifiste et hyper-démocratique. Son caractère gnostique entraîne une modification profonde, et souvent souterraine, de notions familières telles que le bien, la morale, l’État, la religion, la liberté, la vérité. Liberté de religion? Toutes les religions se valent! Liberté de conscience? Elle ne signifie pas la liberté de choisir entre le bien et le mal, mais celle de décider radicalement ce qui est bien ou mal****! Droits de l’homme? Ils comprennent la liste complète des désirs de chaque individu n’empiétant point sur ceux des autres – ce qui inclut l’euthanasie, l’avortement, le changement de sexe ou les manipulations génétiques. Ce glissement sémantique touche à l’ensemble des conceptions morales et religieuses ainsi dégagées de tout lien avec une notion objective du bien. Le mot «valeur» souligne le subjectivisme général. «Mes» valeurs sont ce que je veux qu’elles soient. Elles naissent d’une décision personnelle ou étatique. Les hommes créent leurs valeurs, sans besoin de discerner le bien dans les choses.

À cause de ce caractère subjectif, les droits de l’homme sont innombrables et s’ajoutent les uns aux autres au mépris de tout ordre et de toute subordination, chacun tirant la couverture, en y mettant un pathos de circonstance, toujours efficace lorsque appuyé par une campagne publicitaire la moindrement bruyante ou habile*****.

Laïcismes ouvert ou fermé possèdent finalement en commun une caractéristique propre aux utopies, celle de ne jamais s’incarner, de toujours décevoir, sans cesse reportées dans l’avenir et contrariées par les restes d’un réel contredit, dévasté, mais non aboli. L’homme nouveau, inapte à la joie et au sacrifice, livré à sa seule loi personnelle, à ses droits imprescriptibles, a beau prétendre à l’autonomie absolue: il n’est plus que simulacre, fantoche, larve.

Détours et retours
Le laïcisme «ouvert» est-il appelé à régner sans partage? Est-ce par son intercession que s’établira l’État universel et homogène que craignait George Grant? Même si un rapport affectif subsiste chez certains intellectuels d’ici, comme un Jacques Godbout par exemple, avec l’esprit de la Troisième République, le laïcisme «fermé» n’est-il pas une survivance d’une époque révolue? Ce n’est pas sans raison que la droite nationaliste y est encore attachée. Elle y voit l’unique levier encore utilisable et capable de contribuer à l’indépendance du Québec. L’identité catholique étant de plus en plus décorative et folklorique, la langue ne suffisant pas, il ne reste apparemment qu’un seul facteur de ralliement susceptible de ne pas enfermer le nationalisme dans un particularisme identitaire ruineux: un républicanisme intransigeant, assez artificiel, mais universaliste, et que nos professeurs péquistes aimeraient bien transmettre, en tant que culte de remplacement, aux jeunes citoyens par des cours d’histoire obligatoires.

La riposte viendra-t-elle de la source du mal? Aux États-Unis, le refus de la religion humanitaire et multiculturaliste se rattache au protestantisme, et en particulier à la mouvance évangélique. Celle-ci possède des atouts qu’il ne faut pas sous-estimer: sa force d’attraction, sa puissance affective, sa générosité, son ouverture aux autres, son habileté dans l’utilisation des moyens de communication de masse, sa simplicité (et même son simplisme) qui la rend facilement accessible, assimilable et transmissible, son lien avec des traits encore vivaces de l’âme américaine (individualisme, optimisme, goût du succès), son indifférence aux querelles dogmatiques qui la sauve des dissensions et des guerres intestines. Mais ces avantages ne lui donnent pas la capacité d’inspirer une politique cohérente (l’échec du Tea Party) ou un argumentaire rationnel apte à réfuter les grandes thèses relativistes.

Le Canada peut-il devenir une poche de résistance – modeste, imparfaite, tenace – à l’État universel et homogène? Ce ne sera possible que si nous retrouvons le sens de nos institutions. Alors que le droit républicain apparaît essentiellement abstrait, univoque, interventionniste, sinon révolutionnaire, le droit naturel est essentiellement conservateur. Cela ne signifie pas qu’il ne soit susceptible de progrès, mais que son socle, sa base, sa source est la coutume. La coutume ne jouit d’aucun droit «divin», mais d’un droit historique, lié à des pratiques, à des convenances, à des temps et des lieux, et aussi à des vérités générales, inscrites – clairement ou confusément – dans la texture du monde et «découvertes» par cette expérience plus ou moins ordonnée qui constitue à la longue une jurisprudence: «La fonction de la règle est de décrire brièvement une réalité. Aussi ne faut-il pas que le droit soit tiré de la règle, mais que, du droit qui existe, soit tirée la règle», lit-on dans l’antique Digeste. C’est l’esprit même de la Common Law, dont la nature est de s’éloigner le moins possible des choses et de la coutume. C’est l’esprit également de notre monarchie constitutionnelle, aussi défigurée par la charte libérale de 1982 que par celle, péquiste, ébauchée en cet automne 2013.

Mais n’en demandons pas trop à la sagesse politique ni aux institutions. «La terre devient inhabitable dès lors que les hommes veulent l’habiter seuls», écrivait Joseph Ratzinger. La grande crise occidentale est d’abord religieuse. Sa résolution, s’il en est une, le sera également.

* L’édit de Milan fut contredit en 392 par un édit de Théodose supprimant le culte païen, un édit surtout appliqué, d’ailleurs, dans l’empire d’Orient.

** Le recours péquiste à un catholicisme identitaire ou patrimonial n’est pas sérieux et sert surtout à séduire une petite frange de nationalistes de droite que l’on contente ainsi à peu de frais.

*** On pourrait aussi soutenir que le protestantisme moralise plus que le catholicisme, qui lui-même moralise davantage que l’orthodoxie. Cela tient probablement à l’individualisme de la Réforme, qui ne comporte pas que des éléments négatifs puisqu’il était originellement fondé sur une volonté de sérieux religieux ayant parfois manqué à la culture catholique (qu’il faut distinguer de la doctrine catholique).

**** La modernité est décisionniste, en cela plus près d’un Carl Schmitt qu’elle ne le croit.

***** L’Église catholique n’est pas exempte d’une telle surenchère. On y évoque là comme ailleurs les droits à la grève, à la syndicalisation, au juste salaire, comme si ces prétendus droits des travailleurs étaient indépendants de la capacité économique des entreprises et de plusieurs autres facteurs, historiques, sociaux et culturels qui inscrivent ces «droits» dans une réalité objective et multiforme ayant valeur de critère. Sur les rapports entre le droit et les droits de l’homme, je renvoie à l’œuvre du juriste Michel Villey.

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