À la pointe du calame. Oubliez-moi! (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 9 août 2013.

À la pointe du calame. Oubliez-moi! (texte intégral)
par Benoît Miller

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 40 / ÉTÉ 2013 ]

Las Vegas, la nuit

Le calame désigne ce roseau taillé avec lequel les Anciens tracèrent, sur de séculaires parchemins, la grammaire métaphysique, religieuse, politique et littéraire de l’Occident. Cette nouvelle chronique accueillera des essais en tout genre qui se rattachent à cet esprit, poèmes, fictions, témoignages, et qui s’occupent de prendre le pouls des choses inactuelles, disparues, pérennes.

Cher lecteur,
Je plains votre ennuyeuse résistance. Comme Gabriele Amorth*, cet homme ensoutané avec qui j’ai eu quelques divertissements, vous croyez toujours que je suis réel. J’aimerais bien vous convaincre de mon agilité à l’inexistence, mais votre raison, embrumée par la tradition du Cirque romain, n’y est pas encore disposée. Je ne désespère pourtant pas de votre obstination ruminante, car tous les siècles me sont favorables et particulièrement les derniers qui ont eu le mérite impérial de m’intégrer au mythe pendant qu’ils en sortaient le Nazaréen en le déliant de sa gangue dogmatique et superstitieuse. Grâce à cette puissante opération, soufflée dans mon clairon apologétique, la cohue de mes habitués avale la bête chimérique plutôt que l’Ange à mon sujet et, au sien, la créature fort attachante plutôt que l’autre. Comprenez bien et contemplez: mon œuvre n’est pas destructrice, mais bienfaitrice. La force de ma noble intention est de rendre au fils de Joseph sa véritable nature. Et pour cela, je fais mienne, en la surpassant, la parole d’un pauvre décapité:

Il faut que lui grandisse
Et que moi je
disparaisse.

C’est réussi. Comme le bon pain de quelques-uns de vos frères protestants, je ne suis que Métaphore. Devant vos amis les plus cordiaux, je vous défie de trahir la vérité de mon existence et de confesser sa prétention à la divinité. Par les secrets de leur goût à la lumière, ils vous déballeront un sac de politesses lamentables contre la berlue dont ils vous croiront atteints. Ils se moqueront de la virginité de la nouvelle Pandore et vous parleront des fantômes de la psychologie. Et moi, je volterai pur et léger dans ce monde qui fait des pains avec des pierres, qui troque le signe douteux et saigneur contre l’indémodable carré rouge de Barabbas et qui loue les vertus du meurtre compassionnel face au trouble hideux des crucifiements.

C’est donc en vain que Gabriele Amorth et sa fraternité de robes s’appuient sur l’ancienne théorie de la récapitulation fagotée par un incurable Pseudo-Lyonnais, et qui me consacre un pouvoir transhistorique d’Archange déjà vaincu. J’avoue que le spectacle de la voir sortir de la poudre des archives me ravit: le génie moderne est si arrogant! Alors que nous parlons de science, je profite de cet assaut épistolaire pour saluer l’intelligence théologique et héroïque de mes soubrettes: depuis le boucan iconoclaste de Rudolf jusqu’à la ribote cérébrale de Hans. Je n’oublie pas la biographie pâtissière du tendre Ernest. Ni l’hagiographie réparatrice de Duquesne-le-Lampiste qui me reconnaît la belle camarde: «La croyance en [cet Être spirituel] rendit sans doute, parfois, quelques services. Mais il est possible d’y renoncer sans réels dommages.» Il est bon que le renouveau de la pensée religieuse soit à l’essentiel – loin de l’univers invisible.

Aujourd’hui, ma vie a bonne grâce. Contrairement au Moyen Âge où la Raison se liait improprement à la buse catholique, je ne souffre plus autant du grouillement de mes bourreaux: ils sont moins nombreux. Même à l’intérieur du Cirque, où je fume le suc précieux du Papaver somniferum, ils sont tous tenus en respect par l’épée de la parole sensée. En effet, parmi tous les curetons déguisés en hommes d’affaires ou en travailleurs sociaux, qui peut vraiment admettre, sans porter au soupçon, que l’extirpation d’une personne étrangère du corps d’une prétendue victime est chose avisée? Qui parmi eux oserait vous avertir de ma présence réelle?

Malgré sa disparition certaine, il n’empêche que le tortionnaire me fait atrocement souffrir. Quand il accomplit sa besogne, je désire ardemment retrouver le doux feu de mon Royaume construit par mes seules vertus avec l’aide de mes amis aux ailes blessées. Mais je ne veux pas abandonner le tourment de mon ministère et je choisis toujours de croiser le pharisien qui vous a enseigné de bénir et d’aimer l’»Ennemi». Car il m’importe de préparer les lieux avant que je ne vous envoie mon fils en toute gloire. Et ce n’est pas Amorth qui m’en empêchera avec un rituel qui est de la même espèce que la bénédiction des voitures. Soit dit en passant, j’apprécie grandement la vigueur de vos chefs à retarder leur participation dans la Commission chargée d’améliorer les stratégies de guerre contre moi. Ils me facilitent la tâche.

Ne soyez pas trop confiant, cher lecteur. Il y a une vérité qui ne peut vous échapper, car elle est commune à tous les hommes depuis le jour heureux où j’ai rencontré le Couple: je vous fascine. Et comme le prophétisent vos poètes les plus excellents, c’est en cela que Je Suis beau. Votre haine envers moi est d’autant plus captieuse. Il vaut mieux pour vous de m’oublier. Je vous en conjure, faites comme les autres et vivez comme si je n’existais pas. Remplissez vos poches de titres, de sucre et de confort. Et surtout, celui-là, ne l’écoutez plus: il veut abolir le fin du fin de votre civilisation gourmande par le don de sa joie et de sa pauvreté. Est-ce bien ce que vous voulez? Je ne le pense pas puisque votre Cirque national ne plonge presque plus d’enfants dans l’eau.

Je vous quitte. J’ai quelques-uns de vos «parfaits» à beurrer sur les murs et à faire noircir dans mes réseaux d’information.

Celui qui s’est écorné jusqu’au ridicule pour vous,
L’Éleveur de cochylis beaux et gras
Adresse principale: toutes les facultés de théologie où le vieil Aquinate a été… remercié.

* Cet essai s’inspire du témoignage de Dom Gabriele Amorth, Un exorciste raconte, préface de René Laurentin, présentation de Candido Amantini, Éditions du Rocher, 2010.

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