Notes de lecture. Nathalie de Grandpré, Autres choses encore (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 21 avril 2013.

Notes de lecture. Nathalie de Grandpré, Autres choses encore, Longueuil, Les Presses Philosophiques, 2012

par Patrick Dionne

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 39 / PRINTEMPS 2013 ]

Autres choses encore

Autres choses encore. Qu’évoque un tel titre? Un ciel traqué par l’orage, une citadelle assiégée, un chêne abandonné aux parasites, un cœur menacé par l’ultime déception. La vie, donc. Et plus encore peut-être ce moment qui précède le désastre, l’écroulement, la débâcle, ce moment où l’illusion, encore vivante, vacille, percutée par la vérité, avant de tomber et de se briser.

Ce siècle fatigué, exténué, qui n’éprouve même plus le désir de vivre, comment s’intéresserait-il à une œuvre qui demande qu’on lève les yeux et qu’on regarde au-delà de soi? Que ce soit l’homme de droite cramponné à ses schémas livides, l’utopiste énervé ou l’esthète à la préciosité destructrice, tous se laissent séduire par la lumière crue du mensonge, plus rassurante que la lueur saccagée de la vérité. Ce recueil de vers et de poèmes en prose est, chose remarquable, dénué de tout artifice, de toute pose. Nathalie de Grandpré ne parle que de ce qui est vrai, y compris de ces illusions qui, à certaines heures, paraissent plus vraies que tout le reste. Cela suppose un capital de douleur, qui hante le véritable poète. Dostoïevski n’avouait-il pas à Maïkov: «Vous savez ce que signifie écrire… Un tourment infernal.» C’est le point de départ. Et c’est le chemin. Nathalie de Grandpré l’a compris, elle qui implore: «Souvenez-vous d’une âme qui ne s’épargnait pas». Ce cri, d’une grande douceur, ne sort pas des Ateliers Littéraires Yvon Rivard. Il est d’une vivante.

Cette œuvre intime, passionnée, respire la mélancolie. Non pas celle, larmoyante, du neurasthénique, mais celle, brûlante, de l’amoureuse (poème Métronome):

Je m’éveille
et je t’aime
Je m’endors
et je t’aime
je trébuche
et je t’aime
me relève
et t’aime
encore
telle une triste habitude
qui murmure
et alors?

Sent-on la blessure sous ce «et alors?» On n’est atteint que si l’on aime. L’apathique, crispé sur son piédestal, le visage barré de grimaces, ne se laisse plus toucher. Et plus rien ne le touche. L’amour de la vie, l’amour exalté, déçu, retrouvé, perdu, transfiguré, qui compose la trame de ce recueil, ne ressemble en rien à une figure immobile, immaculée, sage. Comme le sait Nathalie de Grandpré, l’amour humain est un alliage de vrai et de faux. De là sa beauté et sa fragilité. «Hélas! d’aimer la moindre chose / Je meurs de haine jour et nuit!», confessait Charles Maurras. Toutes les fois qu’une chose belle, aimée, sacrée est piétinée par les meutes rapaces ou inconscientes, le poète se tord de douleur. Il ressent cela comme un attentat contre son âme. «Irritabilis», disaient Poe et Baudelaire de cet homme dont la clairvoyance ne se limite pas aux profondeurs, mais s’étend jusqu’aux cimes.

Autres choses encore est une demeure où les réminiscences blafardes et figées n’ont pas pénétré. Le souvenir y est vivant, tout près, son souffle plus réel que les vapeurs du présent:

Je suis assise là, demain, hier, va savoir
Ma jupe se soulève en ouvrant ses mâchoires
Et le vent dans les feuilles prétend qu’il va pleuvoir

J’aimais tes yeux, ta bouche, ton sourire et tes larmes
mais je ne me souviens plus si l’on s’est dit au revoir…

L’œuvre de Nathalie de Grandpré ressuscite des visages, des voix, des parfums, des regards; je qualifierais cette langue de poétique de la rencontre. Et quoi de plus falsifié, de plus contrefait, de plus caricaturé que la rencontre? Ces «sites» où s’entassent des milliers d’abstractions à apparence humaine sont des forteresses d’ennui, de vanité, d’isolement et de folie. Aussi Nathalie de Grandpré rappelle-t-elle, à la suite de Gabriel Marcel, que la rencontre est un mystère:

Je ne crois ni au hasard, ni à la nécessité. Il me semble qu’il existe, entre les deux, un flou subtil, un fil imperceptible, qui conduit les êtres les uns vers les autres en un curieux ballet synchrone, dont l’issue, incompréhensible sur le coup, trouvera peut-être sa vérité au fil des jours.

Et ce mystère engage l’être, corps et âme:

Ton verre est vide
Le mien aussi
Qu’allons-nous faire
de cette mélancolie?

La question est cruciale. Elle surgit du fond de la nuit. Elle appelle l’extase, la fièvre, le désenchantement, la plénitude. Cette idée de «rendez-vous manqué» est une invention de psychologue; ce qui n’est pas fixé dans le ciel ne resplendit pas sur la terre. Qu’est-ce qu’une rencontre, alors? C’est l’inespéré fait chair en un lieu impossible:

And so I’ll meet you at the
bottom of a bottle of
bargain scotch

Tom Waits a éprouvé cette mélancolie du verre vide, jumelle de la mélancolie du cœur solitaire. Le prologue est connu; l’épilogue est voilé. Ainsi, l’aube venue, le poète rentre en hurlant, en boitant ou… en souriant.

Autres choses encore est une œuvre bercée par l’espérance. Loin de la clameur, de l’obscurité, du froid, Nathalie de Grandpré évoque les choses de la fin avec une simplicité que je croyais perdue:

Un jour, j’habiterai le toit du monde
et je regarderai, de loin, enfin
tous les bateaux, les embâcles,
qui glissent encore sur vos fronts

Le toit du monde! Aurions-nous une autre destination?

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