Les défis éthiques dans le monde de la santé: Entretien avec Jacques Suaudeau de l’Académie pontificale pour la vie

Mise en ligne de La rédaction, le 21 avril 2013.

par le Dr François Primeau

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 39 / PRINTEMPS 2013 ]

Égards

Le moment pour parler d’euthanasie et des défis éthiques dans le domaine de la santé est d’autant plus opportun que le projet de loi du gouvernement du Québec en vue de contourner les dispositions du Code criminel canadien qui interdisent l’euthanasie devrait être déposé bientôt. C’est dans ce contexte de déshumanisation et de perte des valeurs hippocratiques que se tiendra, à Québec, le 31 mai et le 1er juin 2013, le 5e colloque annuel de la Fédération canadienne des sociétés de médecins catholiques (voir le site www.quebec2013.ca). Sous le thème «Les défis éthiques dans le monde de la santé», on pourra y entendre le Dr François Primeau, Thomas De Koninck, Thérèse Nadeau-Lacour, le Dr Joseph Ayoub, Mgr Jacques Suaudeau, l’archevêque de Québec Mgr Gérald-Cyprien Lacroix et plusieurs autres personnalités éminentes dans le domaine des sciences de l’homme au sens large. Pour contribuer à cet effort de résistance morale et intellectuelle, nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs une entrevue de fond avec Mgr Jacques Suaudeau, le directeur scientifique de l’Académie pontificale pour la vie, menée par le Dr François Primeau, médecin et chef du service de gérontopsychiatrie au CHAU-Hôtel-Dieu de Lévis, professeur agrégé de clinique au département de psychiatrie et de neurosciences et directeur du programme de Fellowship en gérontopsychiatrie à l’Université Laval, qui a déjà publié dans nos pages, il y a presque trois ans, un admirable essai sur «L’euthanasie: la mort ensauvagée ou l’aliénation totalitaire de la personne» (Égards, no XXVIII, été 2010). Ce riche entretien avec Mgr Suaudeau, dans lequel il est question de médecine, d’éthique, de religion, de science, mérite non seulement d’être lu et médité, mais de servir d’inspiration et d’argumentaire à tous ceux désireux de lutter pour la véritable dignité humaine.
Jean Renaud

Médecine et Catholicisme
FRANÇOIS PRIMEAU – Comment le dialogue entre la Foi et la Raison peut-il enrichir une réflexion sur la médecine, trop souvent orientée par la pensée unique?

JACQUES SUAUDEAU – Dans sa lettre Porta Fidei qui a ouvert l’«Année de la Foi», Benoît XVI a évoqué les «interrogations» auxquelles se trouve aujourd’hui «soumise la Foi», interrogations qui proviennent d’une mentalité «changée» qui, «particulièrement aujourd’hui […] réduit le domaine des certitudes rationnelles à celui des conquêtes scientifiques et technologiques». Ainsi se trouve posé le problème du dialogue parfois difficile entre la Foi, d’une part, ouverte sur la transcendance, et la raison contemporaine, d’autre part, qui se réduit souvent à la dimension pragmatique et technologique des réalités auxquelles l’homme se trouve confronté. Contrairement à ce que l’on pense habituellement, la difficulté, dans ce dialogue, ne vient pas tant de la Foi, qui a su emprunter avec aisance, depuis des siècles, les voies de la réflexion philosophique et anthropologique des diverses époques qu’elle a traversées, mais des sciences empiriques, dont fait partie la médecine, qui limitent leur horizon à la dimension empirique des choses, c’est-à-dire à ce qui peut être directement saisi par les sens, et prouvé par l’expérience. À cause du prestige dont jouissent maintenant les sciences empiriques, cette exclusion, qui est nécessaire et même indispensable pour la bonne hygiène intellectuelle des sciences, a eu tendance à faire tache d’huile hors de leur domaine, dans la pensée commune. Il en est résulté que la pensée dominante de notre époque, plus scientifique et technologique que philosophique et anthropologique, tend à exclure de son cadre de réflexion tout ce qui n’est pas de l’ordre matériel et sensible. Cela ne facilite certainement pas son dialogue avec la Foi, qui opère au niveau anthropologique des valeurs et au niveau métaphysique des origines, c’est-à-dire de la création. Foi et pensée commune ont donc du mal à se rencontrer. Cela a-t-il de l’importance pour la médecine? Non, si la médecine demeure attachée à la tradition anthropologique de médecine du sujet considéré comme un tout, corps et esprit, selon la filiation hippocratique basée sur la relation et la préoccupation pour le sujet; oui, si la médecine, se voulant davantage efficace et scientifique, élimine de sa sphère d’intérêt tout ce qui serait de l’ordre du spirituel, et échapperait à l’expérience. C’est justement là que le dialogue entre la Foi et la Raison, opérant dans le cadre de la médecine, pourrait aider les praticiens et les chercheurs à redécouvrir la profondeur actuelle de l’être humain, qui va largement au delà du somatique, et rend compte de bien des désordres que la psychologie elle-même arrive mal à saisir. De fait, on redécouvre de nos jours, sous une forme assez naïve et utilitariste, l’importance de la vie de l’esprit pour le malade.
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