Le siècle, les hommes, les idées. Défense et illustration d’Entailles. Écrire pour quoi faire ? (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 24 janvier 2013.

par Patrick Dionne

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 38 / HIVER 2012-2013 ]

Entailles

Écrire? Pour quoi faire? La question paraît simple et la réponse, évidente. Tel quidam répondra: pour communiquer. Tel autre, plus spirituel, dira: pour dialoguer. Tel autre enfin, bien de son temps, affirmera: pour susciter des débats. Qu’en est-il vraiment? Communiquer? On peut faire cela avec des signaux de fumée, ou avec ses poings. Dialoguer? Avec qui? Ce siècle ignore tout du silence, de l’attente, de l’intériorité (qui n’a rien à voir avec cette forme de régression mentale que l’on nomme l’introspection), ces conditions nécessaires à l’émergence d’une pensée, d’un style, d’un art, d’une rencontre. Ces narcisses empilés sur les trottoirs, qui tapotent leur clavier tels des aliénés, s’imaginant rendre un oracle ou simplement tenir une lettre, sont-ils aptes à écouter, à accueillir, à donner, à s’oublier? L’art d’écrire, comme l’art de la conversation, est tombé en ruine. Par contre, le déballage et le radotage font fureur. Ces dernières années, j’en suis même venu à croire que l’ablation des doigts et de la langue, pour le plus grand nombre, serait salutaire… Susciter des débats? Les tribunes sont remplies de pontifes satisfaits qui défendent exactement les mêmes idées que leurs «adversaires idéologiques». La blogosphère exalte le caprice, célèbre la dilatation universelle, les journaux détruisent les cervelles à coups de ragots, les magazines se surpassent en inepties et en cogitations malpropres. Quant à la littérature, cette pauvresse affamée, elle est asservie par des tâcherons qui écrivent avec leurs pieds – quand ce n’est pas avec leur intestin. Ces accoucheurs de débris, questionnés sur leurs raisons d’écrire, affichent un air auguste, avant de susurrer: «Je ne sais rien faire d’autre.» Cette émouvante mélopée ne signifie absolument rien. Ce n’est pas parce que l’on ne sait «rien faire d’autre» que l’on sait – et que l’on doit – écrire.

Pourquoi écrire, alors? Pour dire quelque chose aux âmes. Le poète est l’homme des stigmates. Ses mots transpercent, embrasent, règlent la respiration de l’âme sur celle du mystère. Mais il faut pour cela qu’il écrive avec son âme. Les véritables rencontres n’ont pas lieu ailleurs qu’en ce sanctuaire sublime et saccagé. C’est ce qui fait qu’un homme mort depuis quinze ans ou quinze siècles est plus vivant que tel beau-frère ou tel épicier. Cela s’appelle la communion; c’est l’exact contraire de ce que les psychologues appellent la communication, de ce que les philosophes appellent le dialogue, et de ce que la foule appelle le débat. La communion! Que pouvons-nous sans elle? Crever… et très salement. L’homme «désocialisé» de notre temps (l’expression est de Jean Renaud), coupé du ciel et de la terre (cela va toujours ensemble), feint d’incarner ce qu’il est incapable de vivre. De là ce climat aberrant de socialisation effrénée, ignoble caricature de la présence et de la rencontre, sordide étalage d’absences empoisonnées.

L’art d’écrire commence par l’amour et finit par la contemplation. La rencontre se trouve à l’origine et à la fin. Leonard Cohen ne l’ignorait pas:

I greet you from the other side
Of sorrow and despair
With a love so vast and shattered
It will reach you everywhere

L’écrivain qui ne sait pas deviner, contempler, aimer, en un mot, se condamne aux acrobaties verbeuses, aux déjections sentimentales, à la cuistrerie subventionnée, à la coquetterie nihiliste, toutes choses impuissantes à ouvrir les cœurs.

L’intelligence recueille et ordonne la sensibilité en extase. T.S. Eliot avait compris que «le poète a, non pas une “personnalité” à exprimer, mais une substance particulière d’âme», à laquelle il ne peut échapper qu’en se reniant, ajouterai-je. Toute grande œuvre est une fatalité, un parchemin cousu de larmes, de sang et de louanges. Ainsi naissent les chants, les fresques et les cathédrales.

Le Christ n’a pas écrit, dit-on. Et si chacune de ses paroles était un poème de feu qu’il aurait tracé en nos cœurs de toute éternité? Le Christ n’avait pas besoin de plume ni d’encre. Il est la plume et l’encre; nous sommes le papier. Et, à la fin, tout dépend de la qualité du papier…

Tout ce qui importe nous déchire et nous émerveille, avant de nous perdre ou de nous sauver. Un mot, un regard, une étreinte, une brise, un couchant, tout cela nous suspend entre le Jardin et le Charnier, et nous donne à apercevoir l’ombre majestueuse de la Demeure éternelle. Pour illuminer la terre, l’écrivain doit fendre le ciel.

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