Le siècle, les hommes, les idées. Défense et illustration d’Entailles. Patrick Dionne : l’art de l’aphorisme (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 24 janvier 2013.

par André Désilets

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 38 / HIVER 2012-2013 ]

Entailles

Aujourd’hui, je suis particulièrement fier d’être parmi vous pour souligner le lancement de Entailles de mon ami Patrick Dionne, un rare représentant de l’art de l’aphorisme, c’est-à-dire un auteur hors programme, un franc-tireur qui surprend le lecteur.

C’est grâce à l’abbé Benoît Lemaire que j’ai connu cet explorateur des profondeurs de l’âme qui veut «philosopher poétiquement». Mais aussi polémiquement.

Disons-le ouvertement, l’art de Patrick Dionne, qui sait mettre le trait d’esprit au service de l’espérance chrétienne, nous détourne de toute vision utopiste du monde. Au fond, Entailles évoque admirablement les «coups de sonde dans le mystère» dont parle Gustave Thibon, ce philosophe français qui a fait l’objet d’une brillante étude de notre auteur : «Poésie et Vérité : Gustave Thibon» (Égards, no XXXV, printemps 2012, p. 65-79).

Bien sûr, je voudrais reprendre à mon compte un si beau texte et le citer du début à la fin. Mais je ne me pardonnerais pas de vous priver d’une telle lecture. Car Patrick Dionne est aussi un poète original: il a un ton, une griffe, une musique qui lui est propre. C’est dire que ses écrits nous entraînent bien au-delà des mots. Comme il le signale lui-même, «ce n’est pas ce que l’on comprend, mais ce que l’on devine qui importe le plus». Il s’agit de faire crédit au lecteur. Et l’aphorisme, confesse Thibon dans ses mémoires (Au soir de ma vie, Paris, Plon, 1993, p. 53), «ne peut porter ses fruits que dans un climat de liberté, de confiance et d’intimité, révélant notre secret à ceux qui nous aiment et le dissimulant aux autres».

Patrick Dionne s’inscrit dans une filiation: celle des poètes et des penseurs dont l’œuvre nous insuffle l’énergie de vivre, la force de ne pas céder à l’appel du néant. Là réside l’amitié vraie. Et nous voilà au cœur des textes de notre auteur, des textes qui stimulent la sensibilité, l’intelligence, soit ce qui n’est pas ressenti comme un besoin par la plupart de nos contemporains. N’est-il pas significatif, dirons-nous avec Jean Renaud, que notre époque célèbre l’impudeur et le voyeurisme pour mieux infantiliser, «nier la nature et la liberté, éradiquer entièrement le mal et édifier un homme sans mémoire, “sans complexe”, sans histoire, sans violence: un eunuque nouveau malléable à souhait»? Patrick Dionne l’a reconnu: «Le XXe siècle, écrit-il, a rendu la barbarie acceptable. Ce siècle la rendra aimable.» Il suffit de s’accrocher à cet idéal de suffisance et d’amour-propre qui cherche à remplacer le souci d’être par celui de paraître, c’est-à-dire par tout ce qui est apparence de bien sans être le Bien. Et c’est l’imposture par excellence. «En tout cas, disait Vladimir Soloviev dans ses Trois entretiens, l’idée d’Antéchrist qui, d’après la Bible […], indique par elle-même le dernier acte de la tragédie historique, ne sera pas la simple incrédulité, ou la négation du christianisme, ou le matérialisme, ou autre chose d’analogue. Elle sera l’imposture religieuse». Entendons l’actualisation de ces «principes impersonnels», de ces «forces usurpatrices» en vertu desquels l’homme tente de se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Or Patrick Dionne refuse d’emboîter le pas. Ses aphorismes constituent autant d’efforts pour combattre notre «sommeil de brute» (Tchekhov), que l’on voit trop souvent comme celui du juste! Car il me semble, si je reprends les termes de Benjamin Fondane, ce poète méconnu, gazé à Birkenau en 1944, «que c’est précisément l’avènement dans le monde moderne de l’Éthique autonome, de l’homme kantien conçu sous les espèces de l’ange, promu ‘‘législateur universel’’, qui a suscité finalement cette vague d’immoralité avouée…». Puis il ajoute:

«C’est lorsqu’on décide qu’il est indigne de l’homme d’avoir des petits vices et qu’on supprime le droit légal à boire de l’alcool que l’ivrognerie et le gangstérisme s’emparent de la nation; c’est lorsqu’on décide que la société doit pouvoir se passer de cette misérable institution que l’on appelle la prostitution que l’on suscite sur une vaste échelle le trafic quasi officiel de la chair humaine; c’est lorsqu’on élève une Société des Nations qui se doit de supprimer à jamais toute guerre que l’on assiste au plus inusité viol de pactes, de paroles et de simples droits, à la préparation de la guerre totale. Freud nous a bien montré qu’il suffit de contraindre au refoulement des pécadilles [sic] morales pour que soient, à brève échéance, déclenchés les pires cataclysmes psychiques. À la tour de Babel inhumaine que nous avons dressée et que nous avons appelée la civilisation, la nature humaine n’a point résisté; ce n’est pas à la recrudescence de la violence, du goût du sang qu’on s’en aperçoit; mais au fait qu’ils font leur entrée dans l’histoire érigés en principes, badigeonnés de science» (Le Lundi existentiel, Monaco, Éditions du Rocher, 1990, p. 138-139).

Là-dessus, je vous invite à lire Entailles de Patrick Dionne, un livre qui exprime une profonde résistance aux «idéologies du bonheur» et… à toute autre forme d’abêtissement. «Sa perspective est ascendante», observe Christian Monnin. «Une inclination inouïe au désespoir, dominée par une espérance indestructible, voilà les grands traits de ma physionomie spirituelle», reconnaît notre poète. Se pourrait-il alors que la parole la plus juste, pour saisir la signification d’une œuvre semblable, ait été prononcée par le starets Silouane de l’Athos: «Garde ton esprit en enfer, mais ne désespère pas…»? Car on n’est pas chrétien pour être heureux, mais pour être vivant, rappelait une vieille paysanne russe à un réalisateur de la télévision soviétique… C’est ce qui fait de Patrick Dionne un poète inspiré, un poète dont la protestation rejoint celle de Baudelaire, de Ramuz, de Wiechert, de Thibon. Ses flèches de feu «sont décochées vers le haut»; elles ne devraient laisser personne indifférent. N’y a-t-il pas là l’expression d’une recherche, d’un combat lié au fait même d’exister? Une chose est certaine: Patrick Dionne est attentif aux paradoxes de l’existence. D’où ces «fragments de fragments» comme appui pour remettre en question les fictions de la conscience commune, les prétentions de la politique à vouloir tout régenter.

Puis il y a la contemplation, le silence. Et le silence permet à la poésie d’être elle-même, c’est-à-dire «sacrement du silence», là où l’on «se souvient de ce qui vient». Aussi les aphorismes de Patrick Dionne sonnent-ils comme un appel… «Le fait de parler de soi est un bon indice, écrivait Basile Rozanov, il signifie que celui qui se raconte considère les autres comme ses frères». Et le philosophe Jean Brun observe: «À la fin de la tragédie de Shakespeare, Hamlet demande à Horatio d’aller raconter son histoire au monde, mais il ajoute: le reste est silence. Un tel “reste” est l’essentiel; il se confond avec le silence auquel retournent toutes les philosophies dans leurs quêtes du Verbe dont elles ne sont que de lointains échos».

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