Restaurations – Essais politiques et critiques IX. Une correspondance réactionnaire: Donoso Cortès et le Comte Raczynski

Mise en ligne de La rédaction, le 24 janvier 2013.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 38 / HIVER 2012-2013 ]

Donoso Cortès

«Et pourtant n’oublions pas que nous ne tenons là qu’une partie de la vérité. Nous ne vivons pas dans un univers simple, mais probablement dans un pluralistic universe à la William James; toute poussée logique qui prétend suivre indéfiniment une même piste conduit à une impasse, mais une pensée libre se sent à chaque instant à un carrefour.»
Albert Thibaudet

«Je suis un imbécile ou bien le monde est fou. Ce n’est pas à moi de trancher la question.»
Le Prince de Metternich

Les quelques Québécois qui adhèrent à ce qu’on peut appeler – plus ou moins vaguement – la droite traditionnelle ne se distinguent pas beaucoup de ceux appartenant à d’autres catégories politiques. Ils peinent à ne pas succomber à l’espèce d’anarchie mentale née de la succession de faits tapageurs, bouleversants ou scandaleux, mais d’autant plus contingents qu’ils paraissent affranchis, dans leur déroulement échevelé et chaotique, des causes qui leur donneraient sens. Quel profit intellectuel retireraient ces spectateurs gavés d’images à sortir de leur passivité? Que des avalanches d’événements disparates puissent comporter une logique, un ordre, une structure, une leçon, des explications qui ne s’arrêtent pas à des considérations anecdotiques, leur semble de plus en plus douteux. S’ils s’indignent encore (parfois), ils ne tentent plus guère de comprendre. Comprendre n’est-il pas ardu et surtout hasardeux? Et comment être sûr que l’on a compris? Les thèses se succèdent et les plus grands esprits hésitent (les petits rarement). Vite, avec l’âge, la paresse s’en mêle. On s’habitue à ne plus s’interroger. On fuit ce que Gabriel Marcel nomme la «morsure du réel» pour se confiner dans une espèce de confort intellectuel. Ce trait s’applique plus encore aux conservateurs. Leur inertie n’apparaît-elle pas justifiable devant la prédominance éclatante, et déjà séculaire, des idéologies de gauche dans l’espace public? L’apparent contrôle d’un relativisme nihiliste sur le devenir historique ne rend-il pas leurs réflexes, leurs opinions, leurs fidélités un peu ridicules?

Respect humain? Sans doute. Paresse aussi, un vice particulièrement habile, capable de se glisser dans des attitudes angéliques ou belliqueuses, dans des doctrines fidéistes ou relativistes. Je soupçonne le public conservateur d’être une victime de choix pour ses sortilèges. Une des fonctions de notre revue a certainement été d’essayer de contredire l’inculture conservatrice, de contrarier, dirais-je, ce goût de l’inculture qui s’est accroché au monde conservateur, tel un dépôt de tartre autour de cerveaux assoupis.

On méconnaît généralement le rôle central des péchés capitaux dans les affaires humaines. N’est-ce pas par paresse et par négligence que l’on renferme la coutume sur elle-même, que l’on en fait une sorte de forteresse inexpugnable à toute critique, en la séparant du vrai au nom du routinier ou de considérations sentimentales? N’est-ce pas en partie la tentation identitaire telle qu’illustrée par la nouvelle droite (et qui n’est pas absente, loin de là, de la «vieille» droite nationaliste)? «[…] la tradition est ce qui façonne et prolonge l’individualité, fondant l’identité, donnant sa signification à la vie. Ce n’est pas une transcendance extérieure à soi. La tradition est un “moi” qui traverse le temps, une expression vivante du particulier au sein de l’universel», écrit l’historien Dominique Venner. Cette conception suppose un universel indifférencié (un Père Chaos) d’où surgissent des formes singulières inaptes à communiquer entre elles: «Les hommes n’existent que par ce qui les distingue, continue Venner: clan, lignée, histoire, culture, tradition. Il n’y a pas de réponse universelle aux questions de l’existence et du comportement. Chaque peuple, chaque civilisation, a sa vérité et ses dieux également respectables.» Cette droite purement identitaire est plus relativiste encore que la gauche (qui conserve malgré tout une visée universaliste). Au nom de la cité, elle rejette la primauté de la vérité et par conséquent la distinction fondatrice de toute politique chrétienne, celle entre le spirituel et le temporel. Il n’est pas étonnant qu’elle s’inspire du «monisme étatiste*» de ce brillant mentor de la nouvelle droite qu’est Carl Schmitt, qui abolit cette distinction fondamentale, rejoignant, en cela, le socialisme laïciste de la gauche. La vérité n’est plus alors qu’une révélation de la cité.

Encore une fois, la théologie chrétienne, seule, donne la mesure. Cette différenciation chrétienne du religieux et du politique qui a changé le monde fut progressive. Toujours fragile, toujours délicate à incarner, la modernité, sans le savoir ou en le sachant, la désavoue et l’éradique à petits pas ou d’un seul coup, selon les circonstances. Confondre religion et politique, c’est passer inévitablement de la primauté du vrai à celle de la cité, comme le sait Benoît XVI:

«La religion politique n’a pas de vérité. Elle repose sur une canonisation de la coutume à l’encontre de la vérité. Ce renoncement à la vérité, je dirais même l’entrave à la vérité à cause de la coutume a même été assumée ouvertement par les partisans de la religion romaine, Scévola, Varron, Sénèque. On s’accommode de ce qui est contraire à la vérité à cause de son origine. Les égards pour la Polis et sa félicité justifient l’entorse à la vérité. C’est-à-dire que la félicité de l’État, qu’on croit liée au maintien de ses anciennes formes, est préférée à cette valeur qu’est la vérité.

Saint Augustin voit en toute perspicacité l’exact contraire apparaître ici: pour les Romains, la religion est une institution de l’État, c’est-à-dire une fonction au service de l’État et en tant que telle soumise à ce dernier. Elle n’est pas un absolu indépendant des groupes qui la portent, elle exerce une fonction ancillaire vis-à-vis de cet absolu qu’est l’»État». Pour les chrétiens en revanche, la religion ne relève pas de la coutume, mais de la vérité, qui est absolue, ce qui veut dire qu’elle n’est pas instituée par l’État mais que c’est elle qui a institué une communauté, nouvelle, qui embrasse tous ceux qui vivent de la vérité de Dieu. À partir de là, saint Augustin a compris la foi chrétienne comme une libération: libération de la contrainte de la coutume pour atteindre la vérité**.»

C’est pour garder au spirituel sa pureté, sa splendeur, mais aussi sa force (enveloppée d’une apparente impuissance) que le politique ne doit pas l’absorber, comme le souhaita, plus ou moins consciemment, la monarchie absolue (qui tendait au césaro-papisme) ou, plus tard, la démocratie pure (qui radicalise la confusion du spirituel et du temporel). La politique ne saurait être le lieu de la vérité. Ce n’est pas sa vocation. Elle doit pourtant conserver un lien avec elle. Grégoire de Nazianze évoque la patience de Dieu:

«Il n’est pas facile de changer les usages établis et respectés depuis très longtemps… Qu’est-ce que je veux dire par là? Le premier Testament supprimait les idoles mais tolérait les sacrifices. Le second mettait fin aux sacrifices mais tolérait la circoncision. Une fois acceptée l’abolition [de ces usages], [les hommes] renonçaient à ce qui était seulement toléré» (cité par Benoît XVI, Jésus de Nazareth, tome 2, Monaco, Éditions du Rocher, 2011, p. 51).

Cette prudence et cette lenteur dans la pédagogie divine s’appliquent a fortiori aux innovations politiques et sociales proposées par des hommes de chair sujets à l’erreur et à l’illusion. Une certaine résistance au progrès n’est pas sans avantage: elle ralentit, permet l’adaptation, la compréhension, l’assimilation, l’intégration. Des abus intermittents d’un traditionalisme confinant quelquefois à l’obscurantisme sont possibles? Qui le niera? Inévitables? Probablement! Mais ils ne modifient en rien les bienfaits fondamentaux d’une telle résistance, crible rudimentaire contribuant à la longue à conserver ce qui mérite de l’être et à ne rejeter en dernier ressort que ce qui ne saurait être réformé ni justifié en raison. On ne pénètre la coutume de vérité que petit à petit. Le progrès accéléré est toujours signe de panique et de dissociation intérieure.
(…)

* L’expression est de Bernard Bourdin.
** Cette citation est tirée d’un ouvrage peu connu du grand pape théologien, publié en 1971 et récemment traduit en français: Joseph Ratzinger [Benoît XVI], L’Unité des nations: la vision des Pères de l’Église, Paris, Éditions de l’Homme Nouveau, 2011, p. 83-86.

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