La course vers Plutus: L’État, les étudiants et l’argent (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 22 juillet 2012.

par Patrick Dionne

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 36 / ÉTÉ 2012 ]

« Quand un gouvernement a été assez mauvais pour exciter l’insurrection, assez faible pour ne pas l’arrêter, l’insurrection est alors de droit comme la maladie, car la maladie est aussi la dernière ressource de la nature; mais on n’a jamais dit que la maladie fût un devoir de l’homme. » Rivarol

Le monde moderne se partage entre les démissionnaires et les révoltés. Les uns administrent, assis, repus, bâillant d’ennui, suant la satisfaction. C’est, au Québec, l’intendance Charest – gouvernement étant un mot trop fort, trop viril pour cette compagnie d’eunuques. Sa métaphysique actuarielle, sa complaisance, son inertie trahissent une profonde inintelligence des choses de la Cité. C’est le règne de l’informe, formalisé à outrance, réglementé, conditionné par un catalogue de poncifs hérités du XIXe siècle libéral. Au cœur de cette « philosophie », l’Argent. Les autres revendiquent, critiquent, vandalisent, furieux et désœuvrés, poursuivis par un narcissisme aux dimensions cosmiques. C’est la contestation estudiantine, bavarde, sentimentale, tributaire de la niaiserie anarchiste et socialiste, elle aussi fille du XIXe siècle libéral. Au cœur de cette « philosophie », l’Argent. Le nihilisme glacial des technocrates se heurte pour le moment au nihilisme bouillant des insurgés. Mais l’affrontement s’achèvera dans la tiédeur, qui est la vraie température du nihilisme.

L’éducation, dans ce conflit, n’est qu’un prétexte. Je ne prétends pas que les partis soient de mauvaise foi ; une sottise sincère, apparemment invincible, les anime. L’un et l’autre croient s’occuper d’éducation. Ils ne parlent, en réalité, que d’Argent. « Droits de scolarité », « financement », « gratuité », « endettement », « budget » sont les termes clés de leur argumentaire. (J’utilise le singulier à dessein). C’est le lexique du comptable que l’on déroule de part et d’autre, non celui de l’éducateur. Qui a prononcé les syllabes essentielles, intelligence, vérité, civilisation, esprit, connaissance, transmission, institution? Jean Charest ? Line Beauchamp ? Michelle Courchesne ? Gabriel Nadeau-Dubois ? Ce dernier a révélé l’enjeu véritable de ce drame : « La ministre a assez tourné autour du pot, ça fait treize semaines que le conflit dure, il est plus que temps qu’on adresse l’enjeu de fond [sic]. Cet enjeu n’est pas les prêts et bourses, ce n’est pas les frais afférents, ce n’est même pas, à la rigueur, la gestion universitaire, c’est la hausse des droits de scolarité. » L’Argent ! Toujours lui ! Son empire s’étend chaque jour, dévorant gestionnaires et activistes, capitalistes et socialistes, libertariens et utopistes avec une pareille indifférence. À gauche comme à droite, on achète de l’éducation, de la liberté, des liens sociaux, de la nature et de la démocratie.

Je ne nie pas qu’un certain nombre d’étudiants appartienne à la caste des crève-la-faim de ce monde. J’y ai moi-même longtemps appartenu, et il s’en faut de peu, chaque mois, pour que j’y reprenne ma place. La misère est condamnable, disait Thomas d’Aquin, parce qu’elle empêche la vertu. Mais la pauvreté ?

« Il y a toujours eu des riches et des pauvres, et il y aura toujours des pauvres parmi vous, et la guerre des riches et des pauvres fait la plus grosse moitié de l’histoire grecque et de beaucoup d’autres histoires et l’argent n’a jamais cessé d’exercer sa puissance et il n’a point attendu le commencement des temps modernes pour effectuer ses crimes. Il n’en est pas moins vrai que le mariage de l’homme avec la pauvreté n’avait jamais été rompu. Et au commencement des temps modernes il ne fut pas seulement rompu, mais l’homme et la pauvreté entrèrent dans une infidélité éternelle. »

Péguy avait bien senti que le divorce de l’homme et de la pauvreté entraînerait l’asservissement de l’homme à l’argent. C’est même l’unique « fidélité » dont le moderne soit capable. Au Québec, universitaires, journalistes et artistes protestent – au nom de l-é-gâ-li-té – contre la hausse des droits de scolarité, et se taisent lorsque l’État impose son cours d’éthique et de culture religieuse. Qu’est-ce qui affecte le plus le destin de la patrie ? Une poignée de dollars ou la suppression des libertés civiles et le moulage brutal des esprits ?

« Il n’y a de crise que métaphysique », écrivait Ramuz. Fondamentalement, l’insurrection étudiante (le mot grève se rapporte aux hommes qui travaillent) est une réaction sociale à un mal métaphysique. La jeunesse ressent, sans arriver à le nommer, l’avilissement universel, elle devine que la désintégration de la Cité procède du mépris du spirituel, du métaphysique, du politique. Mais on lui a appris à maudire la boussole et le phare. Dans la nuit occidentale, elle ne sait plus où regarder, elle confond le reflet des ombres avec le scintillement des astres, elle ne sait plus s’orienter, elle se laisse porter par la vague, en attendant de sombrer… ou d’atteindre le rivage. L’« impuissance à vivre », si caractéristique du siècle, provoque « le mimétisme de la vie absente », comme le savait Gustave Thibon.

Que faire ? L’État québécois doit sortir de sa torpeur et rétablir l’ordre. C’est son devoir, son rôle premier. L’ordre est la condition de la paix. Quant aux étudiants, je leur suggère d’abandonner les circulaires aux technocrates et de s’adonner à la vie de l’esprit. L’agitation de la rue, séparée de la contemplation, est funeste. Un retour au silence, au réel, à la vie vécue, conduira peut-être les plus nobles et les plus braves à se rallier aux gardiens de la Cité, à se porter à la défense du Beau, du Vrai et du Bien.

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