L’Amérique conservatrice, la séparation et l’Église électronique : de Brownson à McLuhan

Mise en ligne de La rédaction, le 21 avril 2012.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 35 / PRINTEMPS 2012 ]

Orestes Brownson

Orestes Brownson et la séparation
La Révolution américaine se distingue de la Révolution française par plus d’un aspect. L’Amérique, en 1776, ne voulut pas détruire l’ensemble de ses traditions politiques, morales, religieuses, au profit d’un logos faustien, impatient de créer un monde nouveau. Loin de modifier son régime politique, elle a choisi d’assurer la pérennité de libertés déjà établies dans les mœurs, ne supprimant que le lien avec une couronne d’Angleterre lointaine et maladroite. Les pères fondateurs purent sans doute utiliser le vocabulaire des Lumières françaises, plusieurs parmi eux furent en partie insensibles à l’esprit utopique qui les a inspirées. La sagesse politique des pères de la nouvelle république a consisté d’abord à reconnaître que les institutions politiques ne sont pas une œuvre de la raison pure. La volonté des hommes, pour être efficace, doit se concilier les contingences, la situation générale, l’ensemble des intérêts et des opinions. Elle ne les corrige qu’à cette condition. À se croire infaillible, cette pauvre et instable volonté humaine tombe dans la démesure et devient essentiellement destructrice. La constitution américaine existait en puissance avant d’être écrite, déjà énoncée dans ses grandes lignes par le temps, les circonstances, les influences de la religion, de la culture, des hommes, du climat, de la géographie. L’ordre moral, politique, rationnel qui a couronné cette croissance quasi spontanée n’a fait qu’achever et perfectionner ce que la nature avait donné, proposé, quelquefois imposé. Les pères fondateurs, mâtinés des doctrines orgueilleuses des Lumières françaises, ont eu le bon sens de tenir compte de cette constitution en partie inscrite dans les choses. C’est ce qu’Orestes Brownson (1803-1876) nomme la constitution non écrite :

Mais la philosophie, les théories politiques, la compréhension des choses professées par les rédacteurs de la constitution, doivent être considérées, pour ainsi dire, comme une question secondaire, et être jugées au mérite. Ce qui importe, c’est le fait accompli et non la théorie qui le sous-tend ou le système ayant servi aux auteurs pour expliquer leur travail aux autres ou à eux-mêmes. Leur philosophie et leur doctrine politiques peuvent quelquefois affecter la phraséologie qu’ils adoptent, mais ne doivent pas servir de règle à l’interprétation de leur ouvrage. Leur œuvre fut inspirée par les circonstances historiques, elle s’accorde avec elles, elle se justifie et s’explique par elles. Le peuple américain n’est pas devenu un peuple à cause de sa constitution écrite, comme le croient Jefferson, Madison, Webster et tant d’autres, il l’est devenu en vertu de sa constitution non écrite, née avec lui et inhérente à son être.

Brownson exagère certainement en sous-estimant l’influence de la culture protestante et des Lumières dans la constitution américaine. S’il est vrai qu’un certain nombre de contemporains ont considéré leur révolution comme une restauration de droits bafoués, le fait est que le vocabulaire des fondateurs a été davantage emprunté à John Locke qu’à saint Thomas. Un vocabulaire n’est jamais indifférent. La notion de loi naturelle, plus riche que celle de droit naturel, manque, même chez les plus conservateurs. Et, de facto, l’anticatholicisme, un anticatholicisme virulent, enflammé par l’Acte de Québec, fut un des moteurs principaux de la Révolution américaine. Le volontarisme des Lumières et l’idée de contrat social avaient pénétré les cerveaux de John Adams et de Thomas Jefferson. L’aîné des Adams affirmait que l’État n’est qu’une association volontaire d’individus, et que ceux-ci non seulement créent la société civile, mais peuvent la dissoudre s’ils le jugent souhaitable. Jefferson a été jusqu’à soutenir qu’une génération n’avait pas le pouvoir d’engager la suivante. Aussi préconisait-il le droit de révolution, ajoutant que, selon lui, une révolution par génération était désirable. Est-ce parce que le peuple a été plus sage que ces intellectuels étourdis par leurs mauvaises lectures (et d’ailleurs meilleurs qu’elles) que cette République a duré ? En réalité, on doit garder à l’esprit, lorsqu’on médite l’expérience américaine, la coexistence de principes conservateurs, issus de l’expérience, et de principes révolutionnaires et utopiens, empruntés aux doctrines en vogue.
(…)

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