In Memoriam – L’homme aux mains jointes: Benoît Patar (1939-2023)

Mise en ligne de La rédaction, le 6 mai 2023.

Par Patrick Dionne*

Qui était Benoît Patar ? Qui était cet homme aux mille hectares d’âme, qui portait le beau nom du saint patron de l’Europe, du vagabond mystique égaré au siècle des Lumières, du pape théologien qui vient de naître au Ciel? Il fut l’homme aux mains jointes. Ce pourrait être le titre d’un western. Mais ici, le héros tiendrait un chapelet en guise de revolver, conscient que le plus rude combat se déroule dans l’invisible, ainsi que l’enseigne saint Paul. Benoît a tenu son chapelet jusqu’à la fin. Il l’étreignait amoureusement, même dans la douleur, soutenu par sa foi ardente, sa foi en cotte de mailles, d’une robustesse moyenâgeuse.

La mort est une séparation, un arrachement. Mais elle est aussi un commencement. Le regard qui se porte assez loin, assez haut, peut distinguer, par delà l’abîme, le portail du Royaume. Cette vision fut accordée à l’homme de désir qu’était Benoît. En ses derniers moments de pleine conscience, alors que je terminais la lecture d’un Psaume et lui offrait de l’eau, il me répondit, en pointant la Bible : « Ça, c’est de l’eau. » Il ferma les yeux, deux mots tout simples montèrent sur ses lèvres : « Vive Jésus ». Et il baisa les médailles suspendues à son cou avec une ferveur extraordinaire.

Ce docte possédait la piété des simples. Est gravée dans ma mémoire cette messe du Jeudi Saint où, déjà âgé, il s’étendit par terre de tout son long, devant le Saint Sacrement, pour l’adorer. Et que de rosaires, de neuvaines, de suppliques et d’implorations pour ses amis – et, avouait-il en souriant, pour le pardon de tous ses péchés!

Son rire me manquera, me manque déjà, ce rire aux accents innombrables, généreux, bouffon, insolent, absurde, lumineux, toujours intelligent, ce rire qui me faisait oublier la stupidité et la boursouflure du siècle, ce rire qui soulève la montagne que l’on a sur le cœur, disait Barbey d’Aurevilly. Même dans les souffrances, il a trouvé le moyen de rire et de me faire rire, en me citant, avec une espièglerie toute pataresque, le titre d’un film dans son anglais inimitable, dalbanais. Pour sa dernière soirée à la maison, quand je lui demandai quel film il voulait voir, j’obtins cette réponse : «Casablanca : C’est le plus beau.» Le visionnement fut finalement remplacé par un souper de volaille, fort en sucre et arrosé de bière d’abbaye, comme les aimait ce bon vivant qui ne manquait jamais de louer le Seigneur pour les fruits de la terre. Et voilà que notre ami participe aujourd’hui au Banquet céleste, où il nous précède.

Le poète Horace, que Benoît admirait, a eu le pressentiment que la vie se poursuivait au delà de cette vie:

 Et n’est pas fallacieux le serment
 Que j’ai prononcé en disant : nous irons, oui, nous irons
 En quelque lieu où tu me précéderas, compagnons disposés
 À accomplir ensemble le suprême voyage. 

L’on ne peut atteindre ce degré de perfection morale et cette altitude poétique que si l’on médite sur les choses de la fin et que l’on s’imprègne de l’âme des anciens; Benoît, qui a traduit ces vers, s’entraînait à la mort par la philosophie et vivait dans la magnificence de la langue latine – son grand amour –, en constante communion avec les anciens. D’ailleurs, peu d’hommes m’auront fait sentir autant que lui la réalité de la Communion des saints.

Benoît avait aussi ses faiblesses. Il aurait pu faire sien le mot de Grégoire de Nazianze : «D’autres ont un autre point faible; le nôtre, c’est l’amitié et les amis.» Qui d’entre nous ne doit quelque chose à Benoît, à ce doux créancier qui n’a jamais présenté de note à personne? Et ce n’est que le début: il continue là-haut d’être ce qu’il était ici-bas. «C’est d’espérance qu’il s’agit dans la véritable amitié, écrivait Benoît. À savoir une certaine façon de regarder l’autre dans la durée, avec une attention qui défie le temps ou plutôt qui le transcende. […] C’est parce qu’il y a encore de par le monde, en ces temps déboussolés, l’espérance vissée au fond du cœur de certaines personnes que l’on est encore capable de chanter, de sourire et de contempler le futur des choses.»

Sur sa couche, agonisant, Benoît m’a dit d’une voix trop paisible pour appartenir à la terre : «Je vais rejoindre tous mes amis…» Quelques noms me vinrent, qu’il répétait après moi avec une délectation surnaturelle, comme s’il contemplait déjà leurs visages : «Buridan, Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Padre Pio, Jeanne d’Arc, Jérôme, le Frère André…»

Ses ultimes paroles furent un Pater et un Ave Maria. Nous étions à son chevet, il somnolait depuis des heures, assommé par la médication. Nous fîmes le signe de la croix. Alors notre ami, les paupières closes, ramassant ses dernières énergies – nous le voyions lutter –, se signa et prononça les syllabes sacrées : «Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit», puis il récita les deux prières jusqu’au bout. Il n’y avait plus là de maladie, d’angoisse, de mort, mais rien qu’une âme en présence du Dieu vivant.

Avant d’entrer dans l’ambulance qui devait l’éloigner pour toujours de son «beau Longueuil», comme il l’a chanté ce matin-là, Benoît m’a demandé, d’un ton gamin, l’œil vif, la joie au cœur : «Quand est-ce qu’on se voit?…»

Je peux lui répondre aujourd’hui : Dans l’Éternité, mon ami.

* Oraison prononcée aux funérailles de Benoît Patar, en la Cathédrale Saint-Antoine-de-Padoue de Longueuil, le 3 mai 2023.