Dossier Joseph de Maistre. Prélude à un Maistre

Mise en ligne de La rédaction, le 3 novembre 2011.

par Jean Renaud

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 33 / AUTOMNE 2011 ]

Joseph de Maistre

Le comte Joseph de Maistre est né le 1er avril 1753 à Chambéry, capitale de la Savoie. Il n’est pas Français. La Savoie, à cette époque, dépend de la couronne du royaume de Piémont-Sardaigne. Petit-fils d’un tisserand aisé, fils d’un magistrat honoré et sévère, Maistre n’appartient nullement à la haute noblesse, mais à cette noblesse de robe instruite et cultivée qui joua un rôle si important dans les lettres sous l’Ancien Régime. Si l’une des grandes fonctions sociales consiste à combattre; l’autre, moins honorée, mais en principe plus savante, est appelée à juger et à légiférer : au courage de la noblesse d’épée répondaient le savoir et la sagesse de la noblesse de robe.

Chambéry, au milieu du XVIIIe siècle, était une petite ville d’un peu plus de 10 000 habitants. À l’âge de quinze ans, Joseph de Maistre, sous l’influence de celui qui allait devenir son beau-père, entra dans la confrérie des Pénitents noirs. Une des missions de cette institution de charité était d’accompagner les condamnés à mort la nuit précédant leur exécution. Maistre put ainsi voir des bourreaux à l’œuvre, expérience déterminante (elle inspirera sans doute une de ses pages les plus célèbres).

La franc-maçonnerie et l’illuminisme ont joué un certain rôle dans la formation et la pensée de l’auteur des Considérations sur la France. Pourtant, à l’époque de la carrière maçonnique de Joseph de Maistre, deux bulles papales (l’une datée de 1738, l’autre de 1751) avaient déjà condamné la franc-maçonnerie. Comment Maistre a-t-il concilié deux allégeances aussi contradictoires que la loge et la Sainte Église ? Cette apparente anomalie, qui a étonné les uns, scandalisé les autres, s’explique en partie par le contexte historique. En ce XVIIIe siècle finissant, à l’aube d’une formidable explosion psychique et politique, l’influence des papes, non seulement sur les incroyants et sur les chrétiens dissidents, mais sur les catholiques eux-mêmes, était au plus bas. En 1773, Clément XIV en vient même à supprimer, plus ou moins contre sa volonté, l’ordre anti-gallican des Jésuites, qui dut se réfugier dans la Prusse protestante et la Russie orthodoxe. Une bulle papale, en Savoie comme en France, devait être agréée et entérinée par le parlement. Le gallicanisme et le joséphisme régnaient (sous Joseph II, il était interdit aux évêques du Saint-Empire de communiquer avec Rome). Est-il étonnant que le jeune Joseph de Maistre n’ait guère pris au sérieux la méfiance du magistère envers la franc-maçonnerie ? Pourquoi se lia-t-il aux francs-maçons ? Joseph de Maistre n’a pas trouvé dans l’Église de son temps la forte nourriture intellectuelle, spirituelle, métaphysique, dont les êtres de sa race ont besoin. Il ne pouvait rien attendre d’une masse de clercs routiniers assoupis sur un trésor théologique inutilisé, sinon ignoré. L’historien Pierre de La Gorce a décrit ce christianisme sentimental de la fin de l’Ancien Régime, époque où fleurissait un Christ tolstoïen, romantique, personnaliste, moralisateur, progressiste et pacifiste avant la lettre, encore vivace aujourd’hui dans nos facultés de théologie et dans nos paroisses :

« Le seul enseignement est celui de la morale, et d’une morale si vague qu’elle n’a ni l’efficacité d’une direction ni la puissance d’un frein. […] Le prêtre se dilue dans l’homme sensible, l’apôtre s’absorbe dans l’ami du progrès, et Jésus se nomme le législateur du genre humain.»

Homme sensible, ami du progrès, ces expressions indiquent une profonde métamorphose des mentalités. On aurait aimé réduire la religion à la seule morale, une morale humanitaire, philanthropique, à base de bienveillance plutôt que de sacrifice. L’Église de la seconde moitié du XVIIIe siècle s’est laissé affadir, victime d’un vague sentimentalisme, issu de Rousseau et de ses innombrables épigones, étranger à l’expérience humaine, aussi éloigné de la riche moelle métaphysique du catéchisme traditionnel que du réalisme solide du fabuliste ou du moraliste. Non que les familles n’eussent transmis les vieux savoirs héréditaires sous l’humble défroque des habitus moraux et des pratiques coutumières bénies par le temps, mais un travail de sape transformait les élites hypnotisées par des idéologies en contradiction avec l’enseignement de leur milieu nourricier. Quoique l’Église n’eût aucunement renié les hautes et sages doctrines dont elle a la garde, sa tradition théologique et métaphysique n’agissait plus guère dans le siècle, si l’on excepte des personnes isolées ou des milieux marginalisés, sinon méprisés. Les évêques du XVIIIe siècle ne manquent ni de bonté ni de « culture générale », mais connaissent mieux Voltaire ou Rousseau que saint Thomas d’Aquin. Ils ressemblent assez à d’excellents travailleurs sociaux. Têtes étourdies par l’idéalisme et cœurs attentifs aux privilèges de leur état, ils ne voient rien, ne sentent rien de la crise qui se prépare, et dont ils seront les premières victimes. L’angélisme politique qui allait prospérer dans l’Église n’épargnait pas davantage une noblesse désincarnée et bavarde.
(…)

Écrire un commentaire

You must be logged in to post a comment.