Le siècle, les hommes, les idées. Une poésie de l’incarnation: Quelque part avant l’aube de Nathalie de Grandpré (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 18 novembre 2017.

par Patrick Dionne

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 55/NOVEMBRE 2017-JANVIER 2018]

[Ce discours de Patrick Dionne a été prononcé à l’occasion du lancement du livre Quelque part avant l’aube de Nathalie de Grandpré (Éditions Synoptique), à Montréal, le 29 juin 2017]

Quelque part avant l’aube. J’aime ce titre. Nathalie de Grandpré a le sens du titre. Un titre est important : il annonce, évoque, marque, récapitule. Il vaut parfois une signature. Un Homme et son péché, La Nuit obscure, Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, Précis de décomposition, Le Stupide XIXe siècle sont des signatures. Mon vieil ami Maurice G. Dantec, qui avait le sens du titre à un degré supérieur, affirmait dans ses Courts-circuits: «Le meilleur de mes livres c’est leurs titres.» Évidemment il y a les titres vastes ou vagues, les Maximes, Mémoires, Livre des hérésies qui sont aussi des signatures, peut-être celles des plus puissants génies.

Ai-je raison de voir dans ces mots, Quelque part avant l’aube, une métaphore de notre vie? Ne cherchons-nous pas, dans l’abîme, un astre qui ne s’éteindrait jamais? Sommes-nous autre chose que des dévoreurs de ténèbres affamés de lumière, trop misérables pour distinguer ce qui aveugle de ce qui éclaire, ce qui blesse de ce qui guérit, ce qui perd de ce qui sauve ? Que mendions-nous, qui mendions-nous? Vénus, Apollon, Plutus, Cratos, Eudimonie, Bethléem? Un peu tous ? Le savons-nous seulement? Nous avons toujours les paumes ouvertes. Le jour et la nuit, ce couple parfait – le scintillement d’un astre illumine la nuit, un nuage adoucit le midi –, peuvent nous secourir, si nous les écoutons, promettait Jean Chrysostome: «La voix que font entendre le jour, la nuit […], parle si clairement à notre esprit qu’il n’est pas de langue, c’est-à-dire de peuple ou de nation, qui ne soit en état de la comprendre». Le jour nous dévoile ce que nous ne voulons pas, et peut-être Verlaine a-t-il formulé une vérité diurne essentielle : « L’Enfer c’est l’absence ». La nuit nous révèle ce qu’il y a de plus intime en nous – une flamme qu’embrase une Présence incandescente; un murmure monte alors sur nos lèvres, celui de Verlaine, encore: «L’Espérance me reste.» Et ce quelque part, n’est-ce pas ce monde, temple ou bagne où notre cœur s’agenouille ou se suicide? Le chant de Nathalie de Grandpré s’ordonne au cœur.

Toute vie connaît des «heures étoilées», selon André Désilets. Mais ce sont de belles fugitives, et si pudiques! Sitôt aperçues, elles s’enfuient ! La poésie naît du désir de conserver quelque chose de ces heures étoilées, de sauver ces «chers instants du coeur» de la mort (Auguste Angellier), en les recueillant dans un mot, une image, une mélodie. Capturer, sculpter et polir des fragments de temps et d’éternité jusqu’à ce qu’une forme apparaisse, qui puisse réjouir, émouvoir, élever, fortifier l’âme : un tourment «sans fin», avertissait l’Ecclésiaste, parlant de l’écriture. Idée approfondie par T.S. Eliot dans son fascinant ouvrage, Ezra Pound, sa métrique et sa poésie: «Les mots sont peut-être les matériaux artistiques les plus difficiles: car ils doivent être utilisés pour exprimer aussi bien une beauté visuelle qu’une beauté sonore, ainsi qu’une déclaration communicative grammaticalement correcte.» La beauté de la poésie tient à son architecture, à sa puissance d’émotion, mais aussi à sa gratuité. «La poésie ne peut procéder que de l’amour», jugeait Gustave Thibon, et l’amour est gratuité.

Le véritable amour est vécu, non rêvé ou fantasmé, comme le croient des millions de singes hagards aux doigts hypertrophiés. Quelque part avant l’aube témoigne de la gratuité de l’amour, de son ivresse et de sa sobriété, de sa sacralité, de son mystère. L’amour humain et l’amour divin ne s’appellent-ils pas? Certains vers de Nathalie de Grandpré s’adressent aussi bien à un être de chair qu’à Dieu:

Si la lune enfante les étoiles,
La nuit m’a offert tes bras,
Au désert des solitudes,
Au su de ceux qui ne voient pas.

Je rapprocherais ce passage de La Citadelle d’un quatrain de Gabriela Mistral:

Si tu me regardes, je deviens belle
comme l’herbe sous la rosée
et les grands roseaux ne reconnaîtront pas
mon visage ébloui quand je descendrai à la rivière.

Ces correspondances entre l’amour humain et l’amour divin, thème mystique par excellence, dominent dans la tradition juive, depuis le Cantique des Cantiques jusqu’à Leonard Cohen, un des maîtres de Nathalie de Grandpré.

On sent le souffle d’Éros dans Quelque part avant l’aube; non le pitoyable halètement romantique ou bestial (deux exhalaisons fétichistes), mais ce souffle qui est rencontre, de deux corps, de deux âmes, et dont André Désilets a rappelé la nature transcendante: «Notre époque qui s’ingénie à lire en toute chose des symboles du sexe comprendra-t-elle un jour que c’est le sexe qui est le symbole d’autre chose?»

L’amour est intimité, c’est-à-dire dévoilement de l’être, et non de la seule chair. L’intimité effraie ce siècle exhibitionniste et voyeur, ou plutôt elle le dégoûte; il lui préfère des simulacres, la nudité synthétique, la copulation à distance et le pelotage rituel de soi. Se pourrait-il qu’on se dévêtisse parce qu’on n’a que son cul à montrer, ou parce qu’on a quelque chose à cacher?… Dans des tonalités variées, lyrique, mélancolique, sarcastique, parfois au moyen de l’aphorisme, Nathalie de Grandpré dénonce les mensonges de l’amour, ses caricatures et ses perversions. Elle divulgue au passage quelques secrets amusants – et vrais! – sur les hommes et les femmes, peu susceptibles de conforter les ego bouffis. Ses portraits sont toujours passionnés, qu’il s’agisse des êtres chéris… ou des autres ! Je pense à Infinitif, Imparfait, Passé simple – autant de fines variations où les sentiments s’harmonient au mode et au temps des verbes.

L’ingratitude est une des bêtes noires de Nathalie de Grandpré. En quoi elle a raison. Aux racines de l’ingratitude, il y a l’impiété, mère de tous les maux. L’enfant qui n’apprend pas à dire «merci» sera un homme sans merci: un revendicateur geignard et capricieux, qui
ne s’exprime que par sommation. Les pièces politiques de Quelque part avant l’aube fustigent l’hystérie et l’hypocrisie qui caractérisent les gâteux de ce temps, anarcho-bourgeois qui jouent à la révolution, socialistes pensionnés qui jouent aux pauvres, euthanologues furieux qui jouent aux guérisseurs. Et pour les cerveaux qui ne soupçonnent rien de l’unité fondamentale des choses, l’auteur de L’Insectarium précise:

Et si je te tiens tête, c’est qu’en sa flamme divine,
Il m’a fait toute petite pour me tenir debout.

Le poème Road 52: Highway to Heaven en est une vigoureuse illustration.

J’apprécie les notes bucoliques qui ponctuent ce recueil. Par leur simplicité, elles font songer aux mélodies de Francis Jammes. Le doux Futur simple est un fils très digne de la Prière pour aller au paradis avec les ânes:

Là où je vais, une rivière danse;
La brise fraîche, à midi, dort,
La toile, mi-close, valse en silence
Et seuls les papillons parlent trop fort.

Un chien, fourbu, halète et ronfle,
Des fleurs coupées trônent, sylphides,
Au beau milieu d’une cuisine
Où s’épanouit leur blanc triomphe.

La table est mise sous le soleil,
La nappe fleurie bouge sous le vent,
Et l’herbe chaude, providentielle,
Offre ses bras trop bienveillants.

Là où je vais, la vie est simple;
Il n’y a plus d’hier, pas de demain,
Nul ne gravit encore l’Olympe,
L’orgueil a perdu son chemin.

L’ouverture de la Prière pour aller au paradis avec les ânes:

Lorsqu’il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites
que ce soit par un jour où la campagne en fête
poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,
choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,
au Paradis où sont en plein jour les étoiles.

Je discerne des éléments classiques primitifs dans le style de Nathalie de Grandpré. L’expression est de Ramuz; elle concernait Cézanne. Entendons par éléments classiques, un rapport vivant aux êtres et aux choses, un goût pour la clarté, l’ordre, la primauté de la sensibilité sur la méthode, une certaine naïveté, une indifférence pour les raffinements et les artifices (ces derniers traits définissent l’art décadent), tout cela est présent dans Quelque part avant l’aube. Dans ses meilleurs moments, l’auteur d’Autres choses encore voit «l’objet tout neuf, pour citer Ramuz, […] comme pour la première fois». Et c’est «en ce sens, poursuit Ramuz, qu’un Cézanne [la remarque vaut pour Nathalie de Grandpré, ou pour Hank Williams] est un primitif: les notions acquises lui manquent, non pas qu’il les dédaigne orgueilleusement […] – mais parce qu’il est ainsi fait que la sensation chez lui a trop de violence pour leur permettre de s’y substituer».

Un poème comme Pascal possède un tour classique primitif:

Silence d’un hiver en fuite,
Sous une pluie d’avril subite,
Sitôt que la campagne s’agite,
L’ambre et la terre ressuscitent.

Avant que gerbes et fleurs n’éclipsent
La boue, la glaise qui tapissent
Les champs et le flanc des bâtisses,
À Pâques, à l’heure du Saint-Office.

Ou Rive nouvelle:

Que la rive nouvelle attende mon retour,
Que j’atteigne un instant ce sommet, ce séjour,
Que l’errance indicible qui s’abîme en blasphème
Renaisse quelque part en un simple baptême.

Ces beaux vers nobles et rudes paraissent avoir été taillés dans un marbre sans âge, à une époque héroïque, où l’homme vivait du mystère, dans la crainte et le tremblement, soutenu par l’espérance. Car Nathalie de Grandpré espère, contre ce monde, contre elle-même, contre l’espoir, elle espère trouver, là-haut, la paix, l’infinie beauté, l’infinie miséricorde, elle espère retrouver les êtres qu’elle a aimés, et le Dieu qui l’a aimée.

«Un bref examen permet de montrer que le poète original a pour souci l’existence, et que le poète de deuxième ordre s’en détourne pour la littérature», observait T.S. Eliot. Au contraire d’un Yves Bonnefoy et de ses plâtres décoratifs, ou d’un René Char et de son plumeau sans maître, Nathalie de Grandpré ne fait pas de la «littérature». Son souci de poète – et peut-être cela est-il plus naturel pour une femme – part de l’existence. Je qualifierais cet art de poésie de l’incarnation.

Restaurer la dignité du «mystère poétique», disait magnifiquement Edmond Robillard, de la parole poétique, constituerait pour l’homme, pour la cité, une régénération. Car la poésie est plus que la poésie: elle est une invitation à la contemplation et, par là, à l’action vraiment féconde. Quelque part avant l’aube participe de cette restauration.

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