Le siècle, les hommes, les idées. Le Père Gilles Chaussé (1931-2012) et la fin de l’enseignement jésuite au Canada français (texte intégral)

Mise en ligne de La rédaction, le 2 novembre 2012.

par Luc Gagnon

[ EXTRAITS DU NUMÉRO 37 / AUTOMNE 2012 ]

Le Père Gilles Chaussé

Le Père Gilles Chaussé, s.j., est décédé le 30 juin 2012 après une longue et courageuse lutte contre un cancer au cerveau. Il avait conservé des responsabilités apostoliques au sein de sa communauté jusqu’à la fin de sa vie. Je l’ai rencontré une dernière fois en août 2011, alors qu’il quittait le Collège Brébeuf avec les autres Jésuites, et avant que je ne retourne en Europe. Je savais que je ne reverrais peut-être plus mon cher professeur d’histoire, avec qui j’avais entretenu des relations cordiales pendant plus de vingt ans. La nouvelle du départ définitif des Jésuites de mon alma mater après tant de loyales années de dévouement à former l’élite canadienne-française m’avait amèrement attristé, mais le Père Chaussé restait serein, comme toujours, malgré l’ingratitude de la direction laïque du collège et l’imbécillité « sécuritariste » de l’administration civile qui exigeait une mise aux normes de la résidence jésuite adjacente au collège. La sérénité, l’équanimité, la bonne humeur sont des qualités qui ont été portées au plus haut niveau par le Père Chaussé durant toute sa vie, et je pense que tous ceux qui l’ont fréquenté seront unanimes sur ce point. Il me paraissait héroïque par sa bonté universelle, son équilibre et sa gentillesse : il s’est fait tout à tous, même pour les traditionalistes ou les nationalistes dont il ne partageait pas les emballements idéologiques. Notre relation évolua dans une parfaite harmonie bien qu’il fût un admirateur de Monseigneur Henri Maret et que je fusse disciple du cardinal Louis-Édouard Pie : son humour, sa charité et son respect de la liberté de ses anciens élèves effaçaient toutes les oppositions idéologiques.

De nombreux étudiants ont pu apprécier ses grandes qualités humaines et pédagogiques. Il est devenu professeur au Collège Brébeuf en 1969, épicentre chronologique des réformes scolaires québécoises qui allaient aboutir à l’abolition pure et simple du cours classique. Quelle tristesse ! Quelle catastrophe culturelle et intellectuelle pour un petit peuple ! Le Père Chaussé était entré en 1952 chez les Jésuites après ses études classiques au Collège Sainte-Marie, où il fut fort heureux en tant qu’externe, résidant chez ses parents à Outremont. C’est là qu’il découvrit sa vocation de prêtre-professeur, dont il ne dévia jamais malgré les virages abrupts et fondamentaux de la société québécoise durant l’après-Révolution tranquille, particulièrement en matière d’éducation et de religion.

Il vécut ces changements avec le sourire, même s’ils impliquaient un certain détachement dans sa vie professionnelle et religieuse. Il demeura professeur d’histoire au Collège Brébeuf jusqu’à la fin des années 1980; il était alors l’un des derniers Jésuites enseignants au niveau collégial. Il termina sa carrière en 1996 à l’Université de Montréal, en tant que professeur d’histoire de l’Église. Il ne garda aucune amertume de ces années de laïcisation accélérée avec le départ de plusieurs de ses confrères de la Société de Jésus. Il me disait avec son humour habituel : « On dit que ce sont les Jésuites les plus intelligents qui ont quitté la communauté… »

Il suivit le long cursus traditionnel de son ordre en philosophie et en théologie, mais il fut attiré par l’histoire bien avant son ordination sacerdotale en 1964. Il me confia que c’est la lecture, au Collège Sainte-Marie, de la biographie de Monseigneur Laflèche, par Robert Rumilly, qui l’enthousiasma pour l’histoire de l’Église canadienne-française, parfois négligée dans les collèges cléricaux de l’époque. Il rédigea ensuite durant sa formation jésuite un mémoire sur le Père Paul Le Jeune, s.j., et entra ainsi dans la grande compagnie des historiens jésuites du Canada français, avec François-Xavier de Charlevoix, Léon Pouliot, Lucien Campeau et René Latourelle. Il confirma sa vocation par une brillante thèse doctorale soutenue en 1973 sur Monseigneur Lartigue, premier évêque de Montréal, qu’il publia en 1980. Il comblait une importante lacune de notre historiographie religieuse, qui avait davantage insisté sur le deuxième évêque montréalais, Monseigneur Ignace Bourget, à qui son confrère Léon Pouliot avait consacré une longue et savante biographie en plusieurs volumes. Il se consacra surtout à l’histoire de l’Église du Québec au XIXe siècle et à la refondation de la Compagnie de Jésus au Québec à partir de 1842. Il collabora d’ailleurs à la section québécoise de la synthèse universitaire A Concise History of Christianity in Canada, publiée sous la direction des professeurs Roberto Perin et Terrence Murphy aux Presses universitaires d’Oxford en 1996.

Il mena de front ses carrières d’historien et de professeur dans la belle tradition humaniste des Jésuites, mais resta avant tout un pédagogue, attentif à ses élèves qu’il invitait généreusement à son bureau de la résidence Vimont ou au réfectoire de la communauté. Il utilisait les instruments technologiques modernes avec discernement et il conservait une vaste collection de films pour les projeter aux étudiants et rendre plus vivant son enseignement. Je me souviens encore de son rire franc quand il nous présenta Modern Times de Charlie Chaplin pour illustrer l’aliénation de l’ouvrier dans le monde moderne. Il était de toute évidence heureux dans une salle de classe, c’était son milieu de vie, l’espace où s’accomplissait sa vocation. Il nous ouvrait de vastes horizons avec des biographies fouillées et commentées. Heureux sont les étudiants qui ont bénéficié de l’enseignement de cet homme qui s’est donné sans compter.

Hélas, le Père Chaussé fut notre dernier professeur jésuite au Collège Brébeuf. Avec lui disparaît une civilisation; mais nous avons pu l’entrevoir grâce à ce disciple de saint Ignace, toujours prêt à tout risquer pour la gloire de Dieu. Il accepta même de devenir supérieur de la mission jésuite en Haïti en 1999 (après sa retraite de l’Université de Montréal), alors que sa santé était déjà chancelante. Il vint se ressourcer fréquemment au Québec durant son mandat, mais il y relança avec courage la mission en fondant un noviciat et un centre de spiritualité. En 2005, il s’installa définitivement à Montréal.

Le Père Chaussé a toujours cru à la mission éducative des Jésuites au Québec, même à la fin; il lui a consacré sa vie. Les Jésuites avaient pourtant quitté les grandes institutions scolaires qu’ils avaient fondées et animées avec zèle, abnégation et intelligence, d’où était issue notre élite intellectuelle et politique (ne citons que Pierre Trudeau, Robert Bourassa et René Lévesque). Le Collège Brébeuf fut vraiment le dernier bastion jésuite abandonné au Québec, l’ultime étape de la laïcisation. Le Père Rodolphe Tremblay, s.j., fut le dernier recteur jésuite. Il quitta son poste en 1991, après avoir présidé à la transition laïque au Collège Garnier de Québec, en 1981. Un grand choc annonciateur de la fin de l’éducation jésuite était advenu en 1977 avec la démolition pure et simple, physique, du Collège Sainte-Marie, le plus ancien collège jésuite depuis la réimplantation de la compagnie en 1848, en plein centre-ville de Montréal. Le Père Chaussé se moquait bien de ceux qui prétendaient que le bâtiment était fragile et dangereux : il affirmait en souriant que les ouvriers eurent bien de la peine à le faire tomber. Il n’était pas dupe non plus des laïcistes fanatiques qui s’étaient violemment opposés à la transformation du Collège Sainte-Marie en université jésuite au mileu des années 1960. Le Gesù, vaste et élégante chapelle néobaroque du collège, avait été préservé du pic des vandales grâce à l’intervention in extremis du sous-ministre de la Culture, Guy Frégault, ancien élève du Collège Sainte-Marie. Le Père Chaussé espérait une renaissance culturelle et pédagogique par les salles du Gesù et les Facultés jésuites de l’Immaculée-Conception qui existent encore légalement, mais qui sommeillent depuis cinquante ans. Les Jésuites, en rénovant la compagnie une troisième fois, pourront peut-être nous étonner à nouveau, mais le décès du Père Chaussé marque bien la fin d’un monde scolaire que je ne peux que pleurer et regretter, l’enseignement d’un savoir gratuit, celui des sources du monde occidental et chrétien, transmis par des maîtres oeuvrant ad majorem Dei gloriam. Que ces bons Pères, que nous avons connus et aimés, nous soutiennent pour rebâtir dans la joie et l’enthousiasme cette civilisation qui a été bêtement démolie par une génération insensée et ingrate.

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